Too Many Humans
7.3
Too Many Humans

Album de No Trend (1984)

Le mouvement punk souffre de la critique et de son intégration dans l'histoire du rock.
Enfin, si on veut (car dans l'absolu, le mouvement ne s'est jamais arrêté malgré ses nombreuses dégénérescences).
Globalement, les personnes qui n'ont "rien compris au punk" (1) mais se piquent quand même de bon goût éclectique (2) aiment à sortir des lieux plus ou moins communs tels que : le punk c'est les Pistols et les Clash, le punk, c'est les Ramones et le proto-punk c'est les Stooges et avant eux les Velvet, le garage-rock c'était aussi du proto-punk, le hardcore c'est surtout les Exploited mais bon comme c'est un peu mauvais genre on préfère le NYHC et le skate (Nofx, Bad religion, quand ce n'est pas Sum41 et Green Day), que voulez-vous, faut bien tolérer la recherche d'identité de nos jeunes des classes-moyennes, ça leur passera, d'ailleurs comme ils demandent pas mal de sous pour s'acheter des t-shirts et des jeans déjà troués, ils comprendront bien l'intérêt de s'inscrire en école de commerce après leur bac...
Bref, la subversion, c'est bien quand c'est pas trop difficile à comprendre, que ça fait sourire les générations d'avant qui ont connu la "mode punk" et qu'au passage, les mélodies sont pas assez abrasives pour faire fuir les jeunes filles dont nos boutonneux espèrent s'attirer les faveurs en étalant leur rebellitude convenue.


Mais il existe une autre histoire du punk. Sans doute plus réelle, et certainement moins connue.
Et justement, No Trend, c'est certainement un des groupes les plus symptomatiques de cette non-histoire-là.
Pour faire simple, recentrons le débat géographiquement. Le punk aux US, c'est, suite à quelques tentatives principalement sur la côte ouest (enfin, en dehors de quelques habitués du CBGB, moins stylistiquement "typiques" et comparable à la génération 77 anglaise), surtout l'histoire du hardcore. Ceux quji s'intéressent à l'histoire du rock doivent au moins connaître Black Flag, les Bad Brains, bientôt suivis par Minor Threat (groupes assez connus pour mériter des critiques ici), ainsi que par toute une constellation (démographie oblige) de groupes DIY qui ont tenté l'aventure.
Il s'agit de jouer vite et d'être agressifs et défouloirs, souvent pour masquer une maitrise limitée des instruments (ceci excluant les groupes sus-cités, bien sûr), et toujours parce qu'on craint, finalement, de ressembler aux groupes des générations précédentes du rock, car quitte à n'avoir pas grand chose d'original à dire, mieux vaut secouer un peu les pauvres hères venus écouter, et ne pas s'éterniser sur scène.


Cette ambition non-conformiste a, presque par évidence, eu pour conséquence une grande émulation des "pionniers" par les suivants, et donc, presque inévitablement, une grande conformité.
Dans ce contexte, on peut considérer que ceux qui, parmi ces "successeurs", se sont sortis volontairement de ce moule sont les "vrais" punks américains. Et c'est, par excellence, le cas de No Trend.


Prenons "Too many humans". Déjà, le titre. On est pas dans de la rébellion soft. Le problème, c'est l'être humain, intrinsèquement de la merde. La pochette, un peu comme sur les images des films de Debord, froide, sombre et immobile, nous renseigne sur le déclin de l'humanité à l'apogée de la civilisation américaine (3).
Ceci est le premier album de No Trend, sorti en 1983, à la suite d'un EP tout aussi convaincant (dont j'espère produire d'ici peu une recension) et avec lequel il a été groupé dans deux compilations ultérieures. Pour la proximité temporelle, mais surtout stylistique. En effet, les trois albums suivants ne sont pas dans la même veine, musicalement parlant : No Trend, c'est cohérent, ça refuse de se laisser enfermer dans une veine musicale, à tel point que rester punk pour eux, cela a signifié dans ces albums (et, au delà, sur scène), faire de l'orchestral-épique-sentimental-paillette avec des textes totalement premier degré, et encore je résume.
Too many humans, donc, est un manifeste contre l'uniformité du punk, mais qui reprend encore un peu ses codes : grosse présence de la distortion, paroles pleines de mépris, mais pas complètement gratuitement, il y a un message quand même.
Là ou cet album trace déjà sa route musicalement parlant, c'est que le rythme est bien souvent très lent, pouvant rappeler les tentatives de Black Flag dans l'album éponyme (4), mais, par dessus tout, Flipper (à qui j'espère aussi consacrer une critique un jour) : ils ont en commun un (encore léger) coté noise, la volonté de s'attirer les foudres de leur public (notamment en faisant durer les morceaux) et une rythmique de basse souvent structurante, créant un effet lancinant (quoique généralement simpliste) caractéristique.
La dissonance, outre faire "différent", permet elle aussi, par son coté débile et gratuit, de bien emmerder son monde, ce qui peut expliquer (avec le coté moralement sans espoir des messages des chansons) qu'on a pu classifier le groupe dans la lignée no wave, même s'ils n'y sont pas vraiment rattachables au sens géographique le plus étroit (il y eut tout de même une collaboration avec Lydia Lunch en 85).
Mais le plus passionnant dans tout ça, et là où le groupe mérite un 10 (en plus de son attitude complètement jusqu'au boutiste dans le fait de se foutre de la gueule de son public), cela reste tout de même à mes yeux les paroles, qui en général peuvent être rattachées :
- Face A, "No", à la description douloureuse de pertinence de la vie "rêve américain pavillonaire" telle qu'elle est plus que jamais célébrée dans tous les médias possibles des années 1980 (en la montrant pour ce qu'elle est avec l'attitude punk pour cadre, on se rend compte du fait qu'elle est insupportable, ce qui aujourd'hui n'est toujours pas apparent aux yeux du commun des mortels occidentaux, et l'était encore moins aux US à l'époque)
- Face B, "Trend", à des souhaits de destins tragiques pour l'humanité, ou en tous cas cette humanité-là, sur fond de révélation de leurs cauchemards les plus mesquins


Maintenant, quelques citations ou thèmes des chansons, car ça vaut son pesant de dgebas :
1 - "carbon monoxyde ! industrial countryside ! average intelligence ! public opinion !" au sein d'une longue liste de traits culturels saillants
2 - "if you can't beat'em, joiiiiiin'em ! (ter)"
3 - réflexion faite, je ne vais vous pas ruiner la découverte de ce chef-d'oeuvre de littérature états-unienne en le citant, mais il s'agit d'une réflexion tout à fait poignante (je dirais même : poignardante) sur la vie telle qu'elle est programmée chez les middle-class kids (comprendre : le conformisme le plus aveugle et autoillusoire)
4 - "daring to be different is a cliché, non-conformity is passé ! there's no room for deviation, social rules have no negation ! so kiss ass ! kiss ass ! what the fuck else are you good for ?!"
5 - comme le titre l'indique, des conseils vestimentaires "preppy, new age, punk, disco !" parce qu'il faudrait quand même pas oublier d'avoir l'air branché, hein
6 - "You fit your image so well/You know your place/You're warm and safe/You know just how to act/You've been stereotyped for so long now/You know just what to do/Don't even bother to think/Just do as you're told" (paroles entières car pour une fois, difficiles à déchiffrer à l'oreille)
7 - "too many fucking humans ! you breed like rats ! and you're no... fuckiiiing betteeeeer !"
8 - "When you're on the ledge/but afraid to jump/What do you do?/When you're falling/but you've changed your mind/What do you do?"
9 - le titre devient un mantra culpabilisant
10 - quant à la dernière, c'est un collage sonore à base d'extraits représentatifs de la culture US, en boucles ad nauseam, qui préfigure en quelque sorte (mais pas à 100% non plus) les albums suivants


Bref, un concentré totalement violent - sans avoir besoin d'être bourrin, c'est de la violence psychologique - de dédain et d'humour noir le plus difficilement lucide, No Trend est un groupe unique en son genre, et l'album, quoiqu'il ne manquera pas de donner des maux de crânes aux bien-pensants (ou même à des initiés du punk qui n'auraient pas été prévenus), est sans doute le plus accessible de leur discographie. Un monument à part entière, une page de l'histoire du punk, oubliée parce que tout bonnement l'antithèse du monde marchand qui finit toujours par récupérer les oeuvres les plus subversives. Mais lorsque ces oeuvres font elles-même fuir leurs destinataires, cela donne une perle comme celle-ci, oubliée, mais toujours aussi vraie et unique en son genre !


Je terminerai par une anecdote personnelle, une fois n'est pas coutume : j'ai récemment vu Doom en concert, groupe anglais connu pour son engagement politique (même si les paroles sont beaucoup moins faciles à comprendre)... eh ben le guitariste (un des membres présents depuis la première formation) avait un t-shirt de cet album (alors qu'ils ne sont pas concrètement rangés parmi les rares groupes "engagés" des US), c'est dire...


Notes (navré d'y recourir mais je sens que j'ai été particulièrement long, donc, j'abrège :
1 - référence à un groupe français contemporain, Poésie Zéro, moins innovant, mais quand même efficace et avec du texte, même si c'est plus "démocratique" et "gentil" !
2 - suivez mon regard et lisez La Distinction
3 - je veux dire par là que lorsque certains célèbrent la "fin de l'histoire" et le triomphe de la société de consommation, d'autres, plus lucides, y voient la dégénerescence la plus grave de l'histoire - d'où également la pertinente comparaison avec le ton debordien, ceci dit je n'irai pas jusqu'à affirmer que No Trend ont lu Guy, c'est sans doute une coïncidence
4 - je parle des morceaux que le tout venant préfère oublier car, sans doute sous l'influence de notre Henry national (son déficit de technique vocale et son écriture plus spoken word), la répétition devient volontairement migrainante

EarlyCuyler666
10
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le 20 juin 2019

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EarlyCuyler666

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