Les amants morts
La fameuse ouverture de l'opéra est d'une rare élégance. On est d'emblée averti de la noblesse du sujet, de ce romantisme flottant, et l'on comprend, sans que cela ne soit dit, qu'on va traiter...
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le 13 déc. 2020
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La fameuse ouverture de l'opéra est d'une rare élégance. On est d'emblée averti de la noblesse du sujet, de ce romantisme flottant, et l'on comprend, sans que cela ne soit dit, qu'on va traiter d'amour. Mais d'un amour triste. Il y a quelque chose souvent de mélancolique et de triste chez Wagner, comme s'il fallait que la beauté fût un peu évanescente, gâchée. Il y a un air de La Mort à Venise, tant de volupté ne peut conduire à la mort. La musique de Wagner c'est des salons emplies de fleurs luxuriantes, un peu étouffantes et pompeuses, déjà un peu gâtées, au seuil de la flétrissure.
D'ailleurs Tristan et Yseult sont un couple fasciné par la mort, la mort n'est pas une fatalité mais au contraire une délivrance, qui leur permettra de vivre éternellement ensemble. Leur amour n'est rendu possible que par des potions, que par une malédiction. Ils s'aiment à se damner. Leur sort est scellé, leur désir d'amour est leur désir de mourir. Wagner joue de cela, psychanalyste avant l'heure à grand renfort de métaphores marines. Mais aussi nietzschéen, forcément, car il y a quelque chose de la transcendance par l'amour ou par la mort, qui conduit au même état, à devenir éternel, supérieur, immortel. Tristan et Yseult ne sont pas des êtres reliés au commun des mortels. Leur immense duo vocal de quarante minutes, oeuvre dans l'oeuvre, les coupe de tout le reste du monde. Ils vivent un amour épuré, infini, éternel. Rien ne pourra s'y opposer. Ils ne sont pas de ce monde. Ils sont déjà morts.
Et puis, l’amour soudainement s’arrête. Tristan, blessé mortellement, exulte. L’acte III rompt radicalement avec la légèreté. La première mesure à peine battue que l’auditeur est plongé dans le désespoir. Il est saisi par la mort qui accoure. Que de noirceur dans cette musique ! Ces cordes sévères et graves sonnent le glas, la fin des temps.
L'acte III a lui seul est peut-être un sommet de l'art tragique, chef-d'oeuvre dans le chef-d'oeuvre. Son prélude commence par un thème d'une extrême noirceur, cordes à l'unisson, graves et terrifiantes, crescendo, alterné avec des bois mélancoliques. On entend, au fond, les archets qui trémulent et simulent les vagues prêtes à emporter les deux amants. La tempête approche. Majestueuse de désespoir. En deux mots, une macabre splendeur. Même la noirceur suprême peut être belle. C'est une ouverture plus belle encore peut-être que celle de l'opéra. On sait ce qui se trame, que Tristan va mourir, qu'Yseult mourra à son tour dans ses bras, que le monde ne peut que sombrer entièrement et l'amour tout entier avec. Un sombre marin décline un solo mélancolique de cor anglais. Il ne se passe rien. Tout le monde est immobile, attendant Yseult qui ne vient pas et lorsqu'elle arrive... Tristan entend Yseult, sa vie alors défile, musicalement. Tout l'opéra se ramasse en une évocation. Il contemple l'horizon, le thème de son amour tourne en boucle quelques instants, haut perché, comme retrouvé. Puis Yseult chante, parachève l'opéra, déjà ailleurs, sans écouter les remarques des autres personnages. Elle entonne le célèbrissime Liebenstod qui résume tout Wagner à lui seul, et son profond romantisme, animé de deux antagonismes freudiens, l'amour et la mort. Le compositeur les réunit en une musique, une immense complainte surpuissante de tragédie, de beauté ressassée en boucle. Un des plus beaux aria d'opéra à n'en point douter. Il s'agit d'une danse, véritablement, une de ces valses du désespoir où deux fantômes tourbillonneraient pour l'éternité parmi leur salle de bal poussiéreuse et couverte de toiles d'araignée. D'ailleurs c'est tout l'univers médiéval, mystique et païen de Wagner qui se tient là. Une sorte de Cendrillon inversé, où l'on se réveille pas d'un baiser, mais où l'on s'endort de la volupté.
L'opéra s'achève ainsi, dans cette ronde musicale éternelle.
Le génie de Wagner est de ce qu'il ne tient qu'en quelques thèmes et variations. Dans l'acte III il y a tout au plus deux thèmes dominants, deux leitmotivs récurrents, le premier, celui de la mort, le second celui de l'amour et leur réunification finale. Tout l'art de l'opéra ici est dans l'infini variété de ces thèmes si puissants et si efficaces qu'on peut les décliner à l'infini sous toutes les formes sans que jamais ils ne lassent.
Wagner c'est un flot continu de musique. Jamais cela ne s'arrête. Jamais on a de répit. C'est une gageure, extrême, dans des marathons musicaux immenses qui éprouvent auditeurs et musiciens. Il pourrait gâcher sa musique en la noyant dans un flot inutile et pompeux. Mais jamais cela ne se produit. Même lorsqu'il faut exposer des dialogues, Wagner distille ces thèmes miraculeux, en trame de fond, au détour d'une phrase, et tout redémarre, on est repris dans la danse, pour l'éternité.
Mais aujourd'hui encore, je cherche en vain une œuvre qui ait la même dangereuse fascination, la même effrayante et suave infinitude que Tristan et Isolde. Le monde est pauvre pour celui qui n'a jamais été assez malade pour goûter cette “volupté de l'enfer”. Nietzsche
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le 13 déc. 2020
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