Trompe le Monde par Ed-Wood
Il est ainsi des disques qui font partie de notre histoire personnelle alors que rien ou presque ne les y destinait de prime abord. Si l'on s'attache bien souvent à une œuvre c'est qu'elle "parle" de notre vie à un instant précis, c'est qu'elle "représente" un être cher ou bien encore qu'elle nous "représente". Difficile de se reconnaître dans Trompe Le Monde, ultime album du plus grand groupe de rock du 20e siècle. Black Francis y parle d'OVNI, de crevettes, de Navajo bâtisseur, de vols oniriques, de Jefrey avec un seul f, de sa rencontre lynchienne avec sa femme, de Monsieur Eiffel, de l'extinction des dinosaures... Surréaliste, parfois incompréhensible, toujours fulgurant, le poète-poète Charles Thompson s'amuse avec ses textes comme il joue avec le rock. Personne ne s'y retrouve et pourtant tout est là, évident, clouant.
En 1991, tout avait été dit dans le monde de la guitare, de la basse, de la batterie et de la voix énervée. Jusqu'en 1989 et la sortie de Doolittle de ces mêmes Pixies, il restait des choses à accomplir avec les bons vieux instruments. Mais après Debaser et Dead, puis après Is She Weird et The Happening sur Bossanova, il ne restait plus au rock qu'à s'endormir pour un sommeil que certains imaginaient éternel. Mais non, les Pixies, dans un ultime sursaut qui dépasse encore aujourd'hui tout le monde par son intensité. Les Pixies, donc, nous offraient l'ultime disque de rock, celui qui allait faire la synthèse absolue, celui qui allait achever l'époque et ne donner aux autres que deux possibilités : faire la même chose en moins bien ou chercher avec un fol espoir à tout réinventer. Et cette dernière alternative s'avère bien sûr impossible à accomplir.
Car s'il s'est passé de très belles choses dans le monde du rock depuis la mort des Pixies, ce n'est plus à la seule force de la sainte quadrature (certes, on pourra me dire qu'il y a le ptit clavier d'Eric Drew Feldman en complément). Car que ce soit Radiohead et son Kid A ou Grandaddy, ou les Flaming Lips, ou Eels... force est de constater qu'ils ont abandonné de plus en plus les "anciens" instruments pour aller s'émanciper vers des territoires nouveaux. C'est une évidence, quand on entend les premiers Radiohead "formule classique", quand on entend le premier Eels, quand on entend les premiers essais des Flaming Lips, et bien c'est prometteur mais à des années lumières des quatre albums des Pixies. Il fallait supprimer les guitares ici, rajouter des samples là, mettre des violons, enlever les basses, oser la boîte à rythme... Le rock est mort avec Trompe Le Monde. Depuis des genres nouveaux se créent avec plus ou moins de bonheur.
Quand les Pixies débutent l'enregistrement de ce disque, cela ne va pas fort. La tournée Bossanova a révélé les tensions latentes entre Black Francis et Kim Deal (de 5 ans son aînée, et surtout rongée par l'ambition musicale, ambition décuplée par l'excellent accueil réservé au Pod de ses Breeders). Joey Santiago se fait tout petit, comme d'habitude. Et David Lovering ne comprend rien, comme d'habitude aussi. Le nouvel album doit être l'acmé des Pixies. Ils vont faire la première partie de la tournée de U2. Ils vont vendre plus de disques que n'importe quel artiste indépendant avant eux. Ils sont sur la même ligne qui a amené R.E.M. vers la gloire internationale (à peu près à la même période d'ailleurs). Mais Black Francis ne veut pas, du moins Monsieur Charles Thompson fait ce qu'il veut. Et c'est très bien ainsi. Sans jamais donner d'explications, il prend des décisions hallucinantes, répondants seulement à sa logique illogique de type qui n'a jamais fait de concessions. En 1992, il dira à la presse que les Pixies ont cessé d'exister. Les trois autres l'apprendront en même temps que le reste du monde. Fin de l'histoire.
Définitivement ? Jusqu'à il y a encore un an, oui, c'était l'une des plus grandes certitudes qui soient. Mais les certitudes brillent surtout par leur incertitude. Et depuis que les Pixies atteignent le vaste statut culte qu'il méritaient, les choses changent. L'utilisation de Where Is My Mind ? en conclusion sublime du film le plus culte de la période, Fight Club, n'est pas étranger au revirement progressif de Black Francis. Désormais il joue les Pixies dans ses concerts. Il a de nouveau invité Joey Santiago sur Dog In The Sand. Bon, le vrai, grand, incompressible problème c'est que Kim Deal et Charles Thompson n'arriveront jamais à se supporter plus de 2h par an. Mais, bon, Kim Deal qui n'a plus rien fait depuis The Amps, Joey Santiago qui patine avec The Martinis, Lovering qui cachetonne dans des groupes de clubs et fait des spectacles de magie et ma foi, Frank Black qui se fait virer de tous les labels de la planète à cause des ventes inexistantes de ses pourtants excellentissimes Catholics. Tout cela fait que tout peut arriver. Mais la qualité d'antan serait-elle au rendez-vous ? N'est-il pas mieux que, comme les Clash, le mythe demeure intouchable (plus intouchable encore que les Clash, les Pixies n'ont jamais fait un Cut The Crap !) ? Sans doute....
Mais nous devions parler de Trompe Le Monde. Divine perle de la discothèque idéale rock. Et qu'il est bien difficile de détailler cet album qui s'écoute d'une seule traite, sans pause, qui s'écoute sans heurts, sans qu'une seule chanson vienne faire redescendre du 7e Ciel, sans qu'il soit possible d'imaginer un seul instant d'arrêter en court de route vers Roswell. J'ai réussi une fois à écrire de façon relativement satisfaisante ce que me fait cet album. Alors je vais me répéter, car c'est ainsi. Mais le mieux avec ce disque, c'est de l'écouter avec un immense sourire posé sur les lèvres.
Trompe Le Monde est une Œuvre d'Art qui surpasse tous les autres disques fait avec basse/guitare/batterie. Pourquoi ? Parce qu'il y a quelque chose dans cet album. Quoi ? J'aurais bien du mal à dire ce que c'est. Une chose qui est la somme de tous les créateurs de Trompe Le Monde, il y a Black Francis, avant tout, bien sûr, il y a Gil Norton, primordial, et surtout il y a Eric Drew Feldman qui donne au son Black/Norton, un souffle, une profondeur incroyables. Pour preuve le début de l'album, avec ce morceau inimaginable, Trompe Le Monde. Quand on dit que la musique transporte, et bien, ici, c'est littéral. Trompe Le Monde transporte et c'est vrai pour tout l'album. Planet Of Sound, cela pourrait être un morceau punk/métal très classique, avec riff et tout et tout. Mais il y a ce son unique, des milliers de bruits, de "petites perceptions" qui font comme une vague d'ondes délicieuses et mystérieuses. Sur Alec Eiffel, c'est cette rythmique, terriblement entraînante, on se sent une nouvelle fois porté, et lorsque que Feldman arrive avec son clavier surnaturel pour cette harmonie finale belle à en mourir, on sent toute la chanson glisser comme un rêve d'une richesse iréelle ; comme c'était le cas pour des morceaux comme Velouria, Wave Of Mutilation, Where Is My Mind ou Caribou. The Sad Punk débute comme un terrible morceau hardcore, écoutez bien la guitare de Santiago, c'est magnifique. Et puis vient le break, l'un des moments les plus tétanisants qu'il m'ait été donné d'entendre sur un disque. Toujours cette vague de son qui glisse dans les méandres d'harmonies innombrables. Et la fin toute en douceur est aussitôt relancé par la phénoménale reprise de Head On, une nouvelle fois on est littéralement transporté par la musique. Tout semble couler de source, tout est évident, rien n'accroche. Les accalmies sont suivies de terribles accords de Santiago. "Blow The Stars From The Sky", les paroles sont en osmoses avec la musique, et sur le pont, la batterie de Lovering est telle un rythme cardiaque emballé, Black Francis retrouve alors les accents du génial Candy's Room de Springsteen (l'une de ses grandes références).
U-Mass est incroyable (évidemment), le riff est d'une simplicité évangélique, la batterie rebondit, Black Francis fait dans la litanie, le son de basse est discoïde et lorsque le morceau se lance on est une nouvelle fois entraîné par son ampleur sonique, et là arrive un truc incroyable, au moment où l'on croit la chanson achevée arrive un break terrifiant, la guitare de Santiago couine, Lovering fait son solo, Santiago reprend dans le n'importe quoi, c'est aussi beau que le premier Velvet avec le côté pop de Black Francis en plus. Palace Of The Brine est aussi délicieux qu'une vague sur un océan endormi, la simplicité de la chanson cache des chœurs à se damner et un pouvoir hypnotique effrayant. Ici débarque le fabuleux Letter To Memphis, et si c'était la plus belle chanson des Pixies ? C'est en tout cas l'illustration, toute en génie, de la chanson parfaite. Paroles superbes, mélodie phénoménale et puis toujours cette incroyable production. Letter To Memphis, à classer dans le top des chansons du siècle. Mais ce n'est pas fini, loin de là, car voici qu'arrive Bird Dream Of The Olympus Mons. Black Francis rêve qu'il vole, quelque part dans la région de Twin Peaks. Jamais une chanson n'a donné une telle sensation, Bird Dream fait voler, c'est clair. "Sun shines in the rusty morning", "into the moutain I will fall", c'est beau à se damner, le son est aérien, riche, passionnant et le clavier de Feldman nous emporte loin, très loin de la Terre. Space, ahlala, Space... La définition même de la chanson surréaliste et c'est là que l'on réalise pourquoi Trompe Le Monde est le meilleur album des Pixies. Trompe Le Monde possède le son qui sied à la folie de Black Francis, c'est à la fois heavy, tranchant, froid, tortueux, science fictionnel et incroyablement lointain, irréel, aérien, onirique. Voilà, onirique, c'est le mot. Trompe Le Monde est enveloppé dans un son qui est tel un brouillard onirique, cette distance qui sépare le rêve du réel. C'est tout aussi évident avec le formidable Subbacultcha. Black Francis retrouve les accents de Cactus et Dead pour délivrer sa chanson d'amour définitive. Les paroles sont magnifiques mais c'est surtout l'ambiance qui marque, la richesse de celle-ci transcende son aspect étouffant. Une nouvelle fois la symbiose entre les voix de Black et de Deal donne une chanson perturbante, effrayante, magique. Distance Equals relance l'album juste quand il le fallait. Il y a un souffle épique dans cette punkitude implacable.
Lovely Day possède un riff de pur rockabilly, encore une fois la rythmique emporte tout sur son passage et pourtant Black Francis ne perd pas la finesse de son écriture, étonnant, inhumain. Mais il y a bien plus inhumain que Lovely Day, c'est bien sûr l'inégalable Motorway To Roswell. Le morceau monte progressivement, se lance directement dans les étoiles, le décollage est réussi. "on a holiday..." Les paroles sont sublimissimes. Comme dans The Happening, Black Francis mélange ses obsessions science-fictionnelles avec un lyrisme délicat. En fond, Feldman contribue énormément à la beauté du morceau qui semble se relancer toujours plus haut dans l'espace infini. Les notes au piano de Motorway To Roswell sont si superbes qu'elles en coupent le souffle. Le vaisseau spatial des Pixies s'envole vers Alpha du Centaure, quelques étoiles mélodiques s'échappent de ses réacteurs, la voix de Black Francis s'évapore avec le vent solaire, dans la nuit le tumulte de leur départ s'éteint doucement sur un clavier céleste puis c'est le silence. The Black Francis Knows, oui, Black Francis et ses petits camarades savaient comment voler bien plus haut que les astres. Trompe Le Monde en est l'ultime et sublime démonstration. Sans le moindre temps mort, sans le moindre point faible, toujours plus haut dans les constellations de la perfection, les Pixies nous ont déposé au 7e ciel, nous léguant un testament inépuisable, à écouter en boucle toute une vie pour retrouver les sensations d'un voyage spatial, non, mieux ! Trompe Le Monde est le disque qui donne l'impression d'un rêve de vol au-dessus des montagnes.