L’erreur aurait été de chroniquer cette monstruosité dès sa sortie. Et c’est sans doute une belle erreur de la chroniquer encore aujourd’hui. Le temps de digestion d’une œuvre comme celle-ci est colossal : un Atoms for Peace ou un Burial prennent sans doute plusieurs mois.
William Bevan avait annoncé la sortie de la chose sous le nom “One” / “Two”, soulignant sans doute une histoire contée en deux chapitres ; le jour venu, Hyperdub parla de Truant et Rough Sleeper, apposant ainsi le nom de ces deux parties d’un même récit, d’un même conte, d’une même histoire. Des réflexions fusent alors : “étrange”, “des coupures incohérentes aux mélodies non terminées”… Tout y passe. Un travail bâclé ?
Non mais sommes-nous sérieux ? Très franchement… Burial, n’est-ce pas ce génie qui compose humblement dans sa chambre des quartiers sud de Londres depuis plus de 10 ans et qui s’excuse publiquement en octobre 2008, après son premier album, d’avoir sorti des productions qu’il ne trouve à présent pas assez travaillées (” Sorry for any rubbish tunes i made in the past, ill make up for it [...] ”) ? Ces mêmes productions encensées par la critique mondiale ? Ces mêmes “tracks poubelles” que d’autres artistes qualifieraient presque de prophétie ? Et sept ans plus tard, certains osent penser que ce bonhomme accepterait de sortir un travail qui ne serait, pour ainsi dire, “pas assez abouti” ?
Non. Le temps de digestion d’un Burial est long. Et malgré ce un mois et demi d’écoutes quasi-journalières, nous manquerons encore sans doute de sonder assez en profondeur cette œuvre.
“J’en ai marre de parler pour être honnête, parce qu’il y a toujours dans la spéculation, une spirale qui nous est hors de contrôle. Nous sortirons la musique quand elle sera prête!”
Vingt cinq minutes et trente deux secondes… Et dès les premières notes de ‘Truant” nos paupières se collent l’une à l’autre comme deux enclumes baveuses aux vaisseaux sanguins affaissés. Puis la mélodie en huit mesure, comme l’écoulement d’une eau chaude, vient creuser l’enclave de nos croûtes nocturnes, détachant l’ignorance très lentement, jusqu’à son décrochage total.
Cette séparation amène ainsi l’ouverture : les branches de samples et la profondeur des basses saisissent l’esprit et le cœur dans un même mouvement. Une morsure violente et efficace. La voie cisaille les lèvres : ”I fell in love with you”, puis s’enfuit en laissant place à un nouveau pupitre. A l’instar d’un film choral, nous pourrions parler de composition mosaïque, telle une œuvre d’Iñárritu, dans le sens où chaque élément (ici : sonore) ne prend pas plus d’importance qu’un autre, chaque chose est à sa place et vient rencontrer ses semblables comme un destin croisé. On imagine alors Burial comptant et reliant progressivement les multiples réalités pour au final les laisser s’abandonner.
Les coupures sont comme des changements de plans, entre-ouvrant une autre partie du récit. Par ailleurs l’analogie et encore plus palpable quand on reconnait certains samplings de long-métrage comme Enter the Void de Gaspar Noé, et bien d’autres films dont on pourrait retrouver les titres. Mais qu’importe, décortiquer l’œuvre serait impossible, et ne mènerait nul part.
Quant à Rought Sleeper, si elle passe inaperçue ce n’est que par l’invisibilité de ses profondeurs, obscurci comme Ashtray Wasp par Kindred : Truant, en posant les bas(s)es, occulte la suite aux premières écoutes. Mais ce n’est que dans un second temps que nous pouvons comprendre : Truant n’est qu’un long prémisse pour apprécier ce deuxième chapitre qui donne à ce monument toute sa grandeur.
Il est intéressant de constater ô combien nous nous retrouvons bouleversés après une sortie de cette ampleur. Burial possède un talent certain pour nous extraire de nos cases de production. Ces mêmes cases qui s’incrustent dans notre inconscient et qui font que nous donnons à la musique des critères stylistique, des codes… une norme. Toutes ces sottises qui nous empêchent de comprendre ceux qui ne les respectent pas. Qui annihilent notre puissance de création et par définition, celle de notre compréhension.
Nous subissons le “mémétisme” (et non le mimétisme) comme dirait ce cher Steve Goodman, pas le musicien folk qui créa la version originale de la chanson Salut les amoureux chantée par Joe Dassin (big up’), mais plutôt d’un doctorant en philosophie qui se fait aussi surnommé Kode9. Celui qui créa Hyperdub et produisit Burial pour la première fois : le mémétisme, c’est cette façon qu’à la culture d’évoluer en imitant les codes sans même le vouloir, jusqu’à ce qu’une idée se transforme lors de sa transmission d’une personne à l’autre. Après tout, dans cet univers où nous marchons à cloche-pieds, les pupilles fixées sur ce qu’elles doivent voir, les oreilles pendues à ce qu’elles entendent trop, et le regard bien fermé dans l’obscurité de ce qui nous échappe, devons nous continuer à imiter ce qui se fait déjà ? Ou bien alors…
Le travail du véritable artiste se trouve ici : ouvrir des portes insoupçonnées, dépasser certaines marges pour explorer de nouvelles frontières. La musique expérimentale nous ancre dans cette philosophie, et c’est mieux ainsi. Burial avait la recette pour continuer Burial. Mais il décida de dépasser Burial.