Une main tendue. Je la saisis et me voilà reçu, de l'accueil le plus digne qu'on m'ait jamais fait de mémoire de Wazoo. Reçu non comme un hôte de marque, un prince, mais comme un ami. Nul besoin de caresses dans le sens du poil, il aura suffi à mon hôte de tapoter une place vacante à côté de lui, sur le sol, et je me suis assis là, devant un feu de camp tout menu, à balayer timidement du regard le bois alentour. Adrianne s'est mise à souffler sur les braises, son souffle est devenu murmure, le murmure fredonnement, et autour de moi les choses ont commencé à s'animer. Les feuilles ont bruissé comme un petit balai caressant un tom, l'eau du ruisseau en coulant laissait s'échapper des bulles qui éclataient avec le son de notes de basse rondes et douces et les brins d'herbe s'agitaient en une chorégraphie mystérieuse au son d'un arpège de guitare. À présent, la voix d'Adrianne se fondait dans le paysage, comme présente en toute part, mais sans rien brusquer, s'insérant naturellement là où on lui accordait une place. Et moi là-dedans, j'ondule. Il ne me viendrait pas à l'idée de me distinguer du monde qui se met gaiement en branle devant mes sens, je suis si bien accueilli que me voilà partie prenante, contente et consentante. Je me courbe sous le vent touffu des distorsions de "Jenni", l'écume du chant de "Contact" vient s'échouer sur ma plage, les rondeurs autonomes de la basse de "Century" prolifèrent sur mes hanches et me chatouillent les reins, les syncopes de batterie animées de "From" me chaloupent en décalé, sans que jamais je ne trébuche.
Un webzine en vue, que l'on nommera Fourchette, avait - une fois n'est pas coutume - une excellente formule pour parler de Big Thief, comparant le groupe à un écosystème. Je ne saurais les contredire, tant il devient évident à mesure qu'on s'acclimate à U.F.O.F. que l'album respire. Que chacun de ses protagonistes évolue de manière autonome (là encore, faut s'écouter le merveilleux "From" et savourer le décalage pourtant harmonieux de chaque instrument avec son voisin), mais que tous travaillent vers un même but. Chaque chanson est son propre microcosme, où l'énergie circule et où l'on s'écoute - en miroir de la vie du groupe en tournée, qu'ils décrivent comme un travail de tous les jours sur la communication et le support moral mutuel. Imaginez des chansons dont l'ingéniosité mélodique rappelle immanquablement Elliott Smith, enregistrées dans une forêt vierge, les micros pointés vers la faune foisonnante.
Ainsi se dessine un espace au sens ambigu, mais d'une grande clarté émotionnelle. Si les paroles sont sibyllines, les images abstraites, surréalistes, le cœur bat d'une pulsation qui emporte celui qui prendra la peine de s'y ouvrir. Les histoires qui y sont narrées déroulent des personnages aux relations incertaines mais dont les visages irradient ; les paysages y sont brumeux, mais les couleurs nous parviennent en fragrances éblouissantes. Selon la pudeur de chacun, on pourra frôler la promiscuité ("Century" avec une Adrianne plus près du micro que jamais, à foutre la chair de poule), ou approcher le malaise ("Betsy", menée par une voix atypiquement caverneuse), mais rien qui ne saurait être accepté avec le temps. Et la voilà, cette main tendue, cette place auprès du feu. Qui permet à l'auditeur, l'autre, de pénétrer dans U.F.O.F. et de s'y sentir accueilli en ami, d'emblée. Ici, on a la place de respirer, et l'ambiguïté y est douce, on a le temps d'y trouver le sens qu'on voudra bien y mettre. On pourra tout aussi bien rester nimbé de ce brouillard chaud, organique, grouillant de sons épars et d'une vie alien. Une incertitude consentie, confortable, partagée. Où l'on accepte d'être vulnérable, ensemble, et de s'étonner des pouvoirs qu'on en tire.
Peut-être que tout était déjà contenu dans cette seule phrase, sur "Orange" :
Fragile means that I can hear her flesh
("Fragile" signifie que je peux entendre sa chair)
Et je m'en tiendrai là. À vous.
Chronique provenant de XSilence