On appelle ça le feu sacré.
Inspiration éclatante issue des plus nobles sentiments, combinant ardeur et force pour habiter sa musique, c'est un état rare. Les musiciens l'ayant connu se comptent presque sur les doigts d'une main, de Robert Johnson à Jimi Hendrix, de Muddy Waters à Jacques Brel, ils se passent un flambeau invisible. Nul ne sait ce qui l'alimente, ni comment l'obtenir, mais chacun sait le reconnaître quand il en entend les fruits.
Au début des années 1990, ce flambeau est tombé entre les mains d'Eric Clapton. Slowhand pour les amateurs de rock, God pour ses fans. Rockeur, bluesman, reconnu comme un des plus grands guitaristes de tous les temps, influencé par Muddy Waters, B.B. King, Robert Johnson, Buddy Guy, Albert King, ça ne semblait être qu'une question de temps avant l'instant divin.
Car si sa carrière jusque-là était brillante, c'est bien en 1992 que Clapton va atteindre son sommet, que Dieu va visiter l'Olympe.
Pour lui, l'étincelle naîtra d'un drame. Le 20 mars 1991, à 11h du matin, le paradis accueille avec des décennies d'avance son fils de 4 ans, tombé du ciel sur une cinquantaine d'étages. Un ange parti cueillir les étoiles bien avant d'avoir pu déployer ses ailes.
L'horreur peut parfois créer le sublime. Plus qu'un feu sacré, c'est un brasier qui va s'insinuer en Clapton. Ecrasé par le chagrin, il trouvera sa libération, sa catharsis, dans la musique. Avec l'aide de Will Jennings, il canalise sa peine dans une chanson, un cri du coeur, Tears in Heaven.
Une chanson d'une beauté inimaginable, bouleversante, qui fait passer ce frisson dans la moelle propre aux chefs d'oeuvre. C'est une émotion simple, pure qui transparaît et frappe avec précision. C'est imparable.
En 1992, au cours d'un concert live pour la série MTV Unplugged, il livre une version acoustique de cette chanson. Derrière le son d'une guitare sèche, une voix remplie de peine, de culpabilité, de regret emplit le coeur de quiconque y tend l'oreille. A tel point qu'il existe alors, pendant quelques minutes, une connexion intime, inviolable, entre Clapton et son public. L'impression commune d'avoir perdu un être cher, de partager son chagrin, de pleurer son fils perdu avec lui. Peut-être n'y aura-t-il plus de larmes au paradis, mais ici bas elles resteront encore longtemps.
Clapton chantera sa peine dans cette chanson jusqu'en 2004, avant de la retirer de ses concerts.
Le deuil fait, le feu sacré s'est éteint. Redevenu mortel, Dieu ne pouvait que se brûler en jouant avec ses flammes. Cette chanson n'avait plus lieu d'être interprétée à nouveau. Ce sont ses traces qu'il faudra suivre, les larmes que pleurent les anges face à la chanson d'un Dieu fait homme.
Son secret, lui seul le sait.