Nous sommes en 1963. Les Beatles sont tout juste sortis de l'oeuf. John Fahey lui, a déjà déconstruit le blues.


À l'issue de Blind Joe Death, son premier disque autoproduit en 1959, Fahey s'est inscrit à l'université de Berkeley, section Philosophie. Coincé dans un milieu qui lui déplait (la scène hippie de Berkeley l'irrite prodigieusement) et dans des études qui ne le convainquent qu'à moitié – il confessera plus tard que son premier désir était d'étudier la Psychologie – l'homme a tout le loisir de développer son propre style naissant pendant 4 ans avant de repasser en studio.


Si Blind Joe Death était la naissance de Fahey, le témoignage courageux d'un iconoclaste en devenir, alors Death Chants, Breakdowns & Military Waltzes représente un microcosme de toute la carrière à venir du type, et ce à différents niveaux.


Ce volume II marque déjà la création officielle du désormais mythique label Takoma (qui n'existait jusqu'alors que métaphoriquement pour son premier opus tiré à 100 exemplaires). Ce label qui fera découvrir Robbie Basho, Leo Kottke Peter Lang, Harry Taussig, ou encore redécouvrir Bukka White (que Fahey rencontre justement dans cette période, par hasard), ce label portant le nom du village natal du gros John et qui deviendra l'étendard d'un style de guitare bien particulier : « L'école Takoma ». Il s'agit également du premier Fahey à atteindre le public du pays grâce au distributeur Norman Pierce.


Si on ne fait certes pas plus mythique que les circonstances de la conception de Blind Joe Death, Death Chants marque l'entame d'une légende toute particulière : celle que Fahey – disposant désormais d'un budget suffisant pour commencer à faire le mariole – construisit volontairement à l'égard de lui-même (et de son poto le bluesman imaginaire Blind Joe Death) dans ses célèbres pochettes. Dans celles-ci, avec un style pompeux et provocateur, John parodie à l'envi les pochettes des artistes folk de l'époque en construisant lui-même sa propre mythologie, mélangeant le fait et la fiction au travers de sa relation imaginaire avec Blind Joe Death. Puisque rien ne vaut le concret, voici les présentes notes de pochette :



Blind Joe Death n'a jamais chanté. Il n'a pas de voix. Il fut frappé de cécité et de mutisme à l'âge de 3 ans à cause d'un membre local de la NAACP (National Association for the Advancement of Coloured People) pour ne pas avoir voulu se plier à la requête de l'organisation, lui demandant d'apprendre les accords barrés et les septièmes augmentées/diminuées, de manière à ce qu'il puisse se dissocier du mythe du Négro. Ici, grâce à l'intense obstination personnelle (sic) d'un vieil homme qui refusa de courber l'échine face aux dictats de la commercialisation crasse et du politiquement correct, est assis John Fahey aux pieds de ce vieil homme, attentif dans l'attente que ses mains soient assez grandes pour pouvoir jouer de la Surrogate Kithara comme son mentor. Car dans la musique de Blind Joe Death, John discerne une voie par laquelle il pourrait exprimer son émouvant et mordante poésie folk douce-amère et intensément personnelle à propos de la vie rude (mais humaine avant tout) du peuple opprimé de Takoma Park.



Il s'agit de pouvoir distinguer le significatif de la pure parodie au sein de cette hilarante farce provoc qui deviendra petit à petit une marque de fabrique du guitariste. En lisant entre les lignes, on y voit Fahey nous contant son rejet de l'apprentissage académique de la musique : il est autodidacte, comme ses peintres français primitivistes adorés, que cela se sache.


Et venons-en justement à la musique. Car autour du décorum et de l'institution en devenir de Takoma et du mythe naissant, la vraie révolution, la seule qui compte est, elle, gravée au creux des sillons de Death Chants. Le message est clair dès l'entame de « Sunflower River Blues » : le guitariste original de Blind Joe Death n'est plus, il est mort durant cette hibernation de 4 hivers. Lui est substitué un quasi-virtuose transformé en compositeur contemporain, en machine à déconstruire le delta blues. Comme la rivière de laquelle il tient son nom, le morceau s'écoule dans un seul et même flot de notes ininterrompu dans lequel on s'immerge jusqu'au cou. À l'origine de cette vivace impression, une technique de picking qui donne l'illusion qu'on entend non pas une, ni deux, mais trois parties de guitares jouées simultanément, mises au service de compositions inspirées de thèmes blues ancestraux et réarrangées (voire le plus souvent recomposées) dans des pièces rallongées et bardées de mystère et de dissonances. À ce titre, les 5 premières pistes du disque sont parfaites, formant une pyramide culminant avec le troisième morceau « Stomping Tonight on the Pennsylvannia/Alabama Border ». Pour décrire ce titre et montrer pourquoi il me fout à terre, une fois de plus, je vais citer Fahey lui-même :



Les accords d'ouverture proviennent du dernier mouvement de la Sixième Symphonie de Vaughan Williams. De là on arrive à un motif du bluesman Skip James. Puis ça bouge jusqu'à un chant grégorien, Dies Irae. Il s'agit du plus flippant des livres Episcopaux, ça parle du Jugement Dernier. Puis ça retourne aux accords de Vaughan Williams, suivi d'un blues d'une origine indéterminée, puis on revient à Skip James, etc.



Cette seule citation suffit pour résumer l'état d'esprit de celui qui est à l'origine de ce métissage intuitif qu'on appellera American Primitivism. Plus loin, on retrouvera notamment une reprise du thème de « John Henry » qui apparaissait sur Blind Joe Death, qui permet de réaliser l'écart entre les deux albums ; plus riche et plus fluide à la fois.


Ce disque n'est certes pas sans défauts, on comptera surtout l'incursion malvenue d'une flûte extrêmement mal mixée sur « The Downfall of the Adelphi Rolling Grist Mill » qui perce les tympans en plus de cacher la partie de guitare de Fahey, du trop grand classicisme de « Spanish Dance » et le côté inabouti de la longue piste « America », ambitieuse mais bien moins cohérente que « Stomping Tonight... » et qui sera reprise avec bien plus de brio plus tard, justement dans un disque nommé America.


Avec le recul, cet album constitue (avec The Transfiguration of Blind Joe Death) le témoignage idéal de cette époque où chacun des enregistrements du John suintait d'un mystère fascinant transmis par une qualité sonore lo-fi. La légende de John Fahey peut enfin se propager, être distribuée (modestement) dans toute l'Amérique, et influencer d'autres guitaristes qui viendront de loin pour se faire signer sur le tout nouveau label Takoma. À l'époque c'est bien simple : personne (à l'exception de Sandy Bull, qui n'aura pas la chance de bénéficier du culte naissant de Fahey malgré la parution de son premier disque la même année) ne propose un tel cocktail d'influences si éparses aussi bien digérées. Le prochain épisode se passera dans la chaleur estivale des plantations de coton, lieu idéal pour évoquer la réappropriation continuelle du blues par cet immense monsieur, vous en conviendrez.

T. Wazoo

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