Elle aura été fastidieuse, la sortie de Vultures 1. À coup de fausses rumeurs, de « listening parties » à travers les États-Unis et de dates de report cumulées, le premier album d’une soi-disant trilogie du duo ¥$ s’est enfin glissé parmi les oreilles des auditeurs affamés le matin du samedi 10 février dernier, soit 20 ans jour pour jour après la sortie du premier album studio de Kanye West, l’immense The College Dropout. Concept. L’attente en aura-t-elle valu la chandelle? Oui, et non.
Il est important de préciser que Vultures 1 n’est pas un album solo de Kanye West. Le rappeur de Chicago partage les pistes du disque avec Ty Dolla $ign, et honnêtement, pour le mieux, tant son partenaire rehausse le niveau des performances. West, sans même avoir jadis été le rappeur le plus technique du pays, n’est aujourd’hui plus que l’ombre de lui-même quand vient le temps de poser sa voix sur un morceau. Le propos se fait d’autant plus ressentir sur des pistes accueillant d’autres rappeurs, comme la chanson-titre Vultures (avec Bump J), Carnival (avec Playboi Carti et Rich the Kid) ou encore Back to Me (avec le grand Freddie Gibbs). Sur ce dernier titre, Ye, avant que Gibbs ne ponde l’un des couplets les plus incisifs de Vultures 1 dans son unique apparition sur l’album, répète comme un poulet sans tête une demi-douzaine de fois la phrase : « Beautiful, big-titty, butt-naked women just don’t fall out the sky, you know? ». Stupide et vide. West se fait régulièrement éclipser, et ne semble plus avoir le niveau pour rivaliser avec le flow de certains grands noms du rap actuel.
West mauvais rappeur, mais West grand artiste. Ye offre une panoplie de beats soignés à travers Vultures 1, participant à la production de 15 des 16 titres de l’effort. À ce niveau-là, Kanye West ne décevra jamais, certainement. L’échantillonnage d’ultras de l’équipe italienne Inter de Milan sur Carnival prouve une fois de plus l’étendue de son génie. On ferme les yeux pendant l’introduction du morceau, et on se retrouve au milieu de milliers, de dizaines de milliers de supporters de football, dans un stade si grand que l’on peine à voir les joueurs lorsqu’on est assis loin dans les gradins. Le mélange entre le rock et la trap sur le titre propose un résultat grandiose, ponctué par les excellents couplets de Playboi Carti et de Rich the Kid. Carnival atteindra assurément tout son potentiel en concert, tant que le public se prête au jeu. Une autre mention à la chanson Burn, où un Kanye du passé, quelque part entre Graduation et 808s and Heartbreak, semble avoir trouvé le secret du voyage temporel afin d’épauler un Kanye actuel, que ce soit dans la production pop/R&B et le débit vaillant. Une superbe chanson qui mérite le détour, et probablement l’une des meilleures pièces de Kanye depuis des années.
Parlons maintenant des thèmes abordés dans Vultures 1, car il y en a des choses à dire. Kanye West avait essuyé un éventail de remarques antisémites ces dernières années, et il semble sur une certaine voie de la rédemption (le rappeur avait d’ailleurs publié des excuses à la communauté juive sur son compte X à la fin de l’année 2023, geste qui avait été accueilli de manières distinctes par les personnes visées). Une certaine, parce que les raccourcis sont sacrément faciles, quand même. « Keep a few Jews on the staff now » (aussi fort que « je ne suis pas raciste, j’ai un ami noir »), chante-t-il sur l’ouverture de Vultures 1, Stars. Beg Forgiveness, en collaboration avec Chris Brown (étonnant), s’inscrit dans le même ordre d’idée. « You’ve gone too far and you should hang your head in shame », entame Brown sur une reprise quasi mot pour mot du morceau Gabriel de Joe Goddard et Valentina Pappalardo. On n’arrive pas à saisir pleinement le message, on ne comprend pas si West désire réellement se défaire de ce passé taché ou si ses remarques touchent davantage à du cynisme mal placé. Quoi qu’il en soit, dans un contexte social aussi tendu que celui que nous vivons en 2024, peut-être devrait-il simplement arrêter de se prononcer sur le sujet. Kanye West (et les autres rappeurs sur le projet) fait également fort tourner ses textes autour des femmes et du sexe, et bien que les thèmes soient devenus monnaie courante dans le rap d’aujourd’hui, le rappeur pousse l’idée à l’extrême, au point où ça en devient pathétique (à écouter Fuk Sumn pour comprendre).
Une parenthèse s’impose sur la couverture de Vultures 1. Si le concept de se mettre à nu sur une pochette choque déjà l’industrie depuis des décennies (Electric Ladyland, Unfinished Music No.1: Two Virgins), le contexte entourant la fréquente objectification de Bianca Censori par son mari rend le résultat encore moins appréciable. Dommage, parce qu’à l’exception de ce détail, la pochette de Vultures 1 est plutôt réussie. Fin de la parenthèse.
Et derrière les polémiques, derrière l’acharnement médiatique (mérité) que recueille West ces dernières années, Ty Dolla $ign entre en jeu. Le Californien se fait plus discret sur les pistes et au cours de la promotion de l’album, mais sauve régulièrement la baraque face à un Kanye West souvent en perte de ses moyens durant ses performances. Ty Dolla $ign offre un penchant mélodique réussi sur les 16 titres de Vultures 1, qui aurait cruellement manqué à l’album s’il avait été absent. Une grande mention à sa performance vocale sur Beg Forgiveness, qui ferait frémir tous les rappeurs qui se disent chanteurs. Ty Dolla $ign sait également s’adapter aux styles, tranchant sur de la trap ou mélodique sur du house durant Paid, à rappeler de (bonnes) séquences de Honestly, Nevermind de Drake.
Au final, Vultures 1 est-il un mauvais projet? Pas du tout, l’album se tient et proposes d’excellents moments. Mais on sent par instants que Kanye West ne désire plus produire de la grande musique, il connaît l’immense héritage qu’il a laissé au hip-hop et veut simplement montrer qu’il est encore debout. Que le tribunal acerbe de la cancel culture n’aura jamais raison de lui.
La trilogie de Vultures est censée prendre fin d’ici le printemps 2024, avec un deuxième et un troisième opus respectivement prévus pour mars et avril. Même si nous ne sommes pas dupes, nous connaissons Kanye.
On se retrouve plutôt en 2025, la compagnie.
[Ma note originale sur Le Canal Auditif : 6]
https://lecanalauditif.ca/critiques/kanye-west-ty-dolla-sign-vultures-vol-1/