"Chaque soir, Herbie, Tony et Ron rentraient dans leur chambre et discutaient jusqu'au petit matin de ce qu'ils avaient fait. Chaque soir, ils revenaient et jouaient différemment. Et chaque soir, je devais réagir.
La musique que nous faisions changeait chaque putain de soir. Incroyable comme tout pouvait changer d'un soir à l'autre. Même nous, nous ne savions même pas où ça allait. Mais nous savions que ça allait quelque part, et que ça allait sûrement être bien, ce qui suffisait à entretenir l'excitation.
En quatre ans, j'ai fait six séances en studio avec ce groupe : "E.S.P" (1965), "Miles Smiles" (1966), "Sorcerer" (1967), "Nefertiti" (1967), "Miles in the sky" (1968) et "Filles de Kilimanjaro" (1968). Nous avons enregistré bien plus que ce qui est sorti (certains thèmes ont ensuite paru dans "Directions" et "Circle in the Round"). Il y a eu aussi des enregistrements live que Columbia sortira quand ils penseront que c'est le meilleur moment pour faire de l'argent -- probablement après ma mort."
(Miles, l'autobiographie - Miles Davis et Quincy Troupe, éditions La table ronde, p. 410)
Quand un disque d'inédits sort, c'est toujours un événement en soi. Le contenu en devient si homogène que l'événement dépasse sa portée initiale, permettant d'identifier ce contenu inconnu, chutes de studio, prises inédites, comme un véritable album en soi. C'est ce qui s'est passé ainsi là en 2018 avec l'album inédit de John Coltrane, merveille exhumée comme par surprise, plus de 50 ans après sa mort. Sauf que quand Water Babies paraît en 1975, Miles Davis n'est pas encore mort. Il a juste commencé sa parenthèse secrète d'où il se retire du monde de la musique. Une parenthèse qui durera près de cinq ans, autant dire donc une certaine mort dans le milieu du jazz.
Curieux et fascinant album que Water Babies, composé aux 4/6 èmes de compositions de Wayne Shorter, et deux dernières signées Miles Davis (dont une "bonus", Splash, qui n'était pas sur le vinyle d'origine mais sur Circle in the round). Un album hybride entre deux feux qui emprunte à plusieurs sessions au sein du second quintet de Miles où jouaient alors Tony Williams, Herbie Hancock, Wayne Shorter et Ron Carter en plus de Miles avant une configuration plus élargie vers la fin au moment de l'éclatement vers le jazz rock avec la présence de Chick Corea et Dave Holland (en remplacement de Ron Carter).
Un album surtout qui se place comme le parfait trait d'union entre le hardbop énergique et aux frontières de l'avant-garde de Miles (en réaction à la "Free thing" où étaient alors Coltrane, Sheep et bien d'autres) et le jazz-rock à venir. Si l'on prend In a silent way et Bitches Brew (tous deux de 1969) comme actes de naissance du jazz-rock officiellement, j'ai souvent tendance personnellement à rajouter aussi Miles in the sky et Filles de Kilimanjaro. Les intentions de Miles y sont on ne peut plus claires pour qu'on s'y trompe tant sur le plan esthétique et conceptuel qui tourne autour de sa musique (voir la pochette d'Art Op' de Miles in the sky, le visage halluciné de Betty Mabry, qui va vite devenir Betty Davis, sa compagne, sur Filles de Kilimanjaro. Si ça c'est pas des appels du pied au mouvement Psychédélique alors en vigueur dans le milieu du rock !) que de sa musique elle-même (Apparition d'une timide guitare électrique sur une piste de Miles in the sky --coucou George Benson-- comme de claviers électriques pour la première fois sur une autre piste de ce même disque, morceaux rallongés qui visent à chercher une certaine idée de la transe, de l'épique).
Trait d'union donc car les trois premières pistes (Water babies, Capricorn, Sweet Pea) sont issues de sessions datées des 7, 13 et 23 juin 1967 (donc peu après Sorcerer) là où les trois dernières sont issues des 11 et 12 novembre 1968 (hello Filles de Kilimanjaro). Le changement est significatif et se remarque aisément à l'oreille sans forcément perturber l'homogénéïté du disque : passé les trois premières pistes totalement acoustiques avec le second quintet original de Miles, on débouche sur Two faced et les claviers électriques de Chick Corea et Herbie Hancock. Et comme j'avais parlé d'étiré et d'épique plus tôt, on passe de morceaux de 5 à 8 mn à un boeuf impressionnant de 18 minutes. De titres quasi contemplatifs en première partie (la patte de Shorter, qui les avait déjà sorti lui-même dans des versions "jazz-rock d'avant-garde" dans son superbe Super Nova en 1968 chez Blue Note), on passe à des oeuvres plus rythmées et plus longues où les claviers électriques fournit la base d'un mouvement musical qui semble tourner constamment autour des instruments. Des compositions où l'on retrouve ça et là des notes et ambiances qui nous ramènent à .... Miles in the sky et Filles de Kilimanjaro.
Trait d'union, je vous l'avais dit.
Jusqu'à cette pochette signée Corky McCoy avec ces mômes qui tentent de se rafraîchir (probablement de la canicule, comme quoi :-) ). McCoy qui signait aussi plus tôt les pochettes bigarrées et hautes en couleur de On the Corner et Big Fun. Une manière de souligner que cet album est là aussi un jalon important dans le sillage jazz-rock-funk de Davis.
Une pochette qui tombait à point nommé d'ailleurs. C'est en voyant des enfants en maternelle se rafraîchir de la canicule actuelle de ce juillet 2018 sur Paris avec un jet d'eau comme on le ferait dans les rues d'une grande ville que j'ai repensé à ce disque qui m'avait toujours intrigué de Miles Davis et que je n'avais toujours pas dans la collection. Quelques jours après, j'achetais le disque.
Je ne le regrettais pas.
Puis encore quelques jours plus tard je le chroniquais sur Sens Critique.
Mais ça c'est une autre histoire.
Un autre trait d'union.