Je ne pourrai jamais oublier que la première personne à m'avoir parlé de Billie Eilish était une camarade qui est maintenant partie. C'est sans doute ce qui me rattache le mieux à elle, et c'est con (ou indécent) de commencer une critique par ça, peut-être, mais cela me touche d'avoir découvert Billie grâce à Marion. Et de me demander : when she felt asleep, where did she go?

WHEN WE ALL FALL ASLEEP, WHERE DO WE GO ?, un titre troublant, majuscule, avec des titres en minuscules, et un artwork de jaquette si délicieusement cringe en première volée (sans parler des clips) : déjà, le marketing est là ; mais il n'est pas menteur, il est exactement l'emballage qui annonce l'atmosphère vespérale de l'album. Il y a, sur l'ambiance, une ténèbre générale qui l'emporte comme un seul souffle, et c'est peut-être la première chose à souligner : ce deuxième album (ou premier, si l'on considère dont smile at me comme un EP) a une vraie unité, une composition en longueur, à la fois compacte et très ample, et damn que c'est bon d'encore pouvoir écouter de vrais albums pensés comme tels et pas seulement comme un enchaînement de singles !

Pourtant, paradoxe immédiat : WHEN WE ALL FALL ASLEEP est un enchaînement de singles. Parce que chaque chanson sonne comme un hit (et là, je me rappelle d'albums comme Rage Against the Machine du groupe éponyme, Blood Sugar Sex Magik des Red Hot, Imperial Pressure de Beat Assailant, A Beautiful Lie de 30 Seconds to Mars, Golden Age de Woodkid... musicalement sans rapport aucun, mais dotés de la même puissance du "rien à jeter").

Et c'est d'abord pour ça que 10, si une note veut encore dire quelque chose à ce stade : cette galette est à la fois rempli de bangers individuels, et à la fois un ensemble, une unité-disque parfaitement harmonieuse. Cet album est une révolution de la pop et un condensé générationnel (un marqueur du moment, comme l'ont été peut-être pour certain·e·s en France l'EP Blizzard de Fauve ou Le Chant des sirènes d'Orelsan).

À vrai dire, il m'a particulièrement marqué (de la première à la cinquantième écoute) par son travail de mixage renversant : comme d'autres ont pu le relever dans les critiques précédentes, les effets vocaux habituels (saturation, pitch, strobe sonore, flanger et déphasage, harmonie à plusieurs voix) sont disséqués à l'extrême pour produire des sonorités uniques qui contribuent à fabriquer une région, une période musicale très spécifique, qui sonne comme une apocalypse post-adolescente.

La production musicale, souvent très minimaliste, jouant une basse feutrée comme jamais (bad guy), est saisie avec une rigueur rare, alors on compresse on compresse mais derrière quel travail d'ampleur, pour trouver des reverbs, du vibrato, des contrepoints électro, des chœurs aussi ténus que miraculeux, et t'arrives au piano-voix (ou plutôt au voix-piano) de when the party's over : qui a dit que Billie n'avait pas de voix ? Oui, une voix studio muette de sable chaud, qui peut fabriquer un morceau quasi-a capella.

En passant, on a eu you should see me in a crown, une ode épique et électrisée, et tout travaille à un même personnage sans répétition, sans aucun état d'âme unique : c'est ce qui est aussi fort dans l'écriture de cet album. Tout est simple et bien écrit. Tout est accessible, 'mainstream' (comme en témoigne, évidemment, sa popularité absolument écrasante) et pourtant doté d'une vraie personnalité artistique — mais aussi de 'petite politique' sur les bords (toujours compliqué à dire lorsqu'on parle d'un monument de major) et d'un portrait collectif de la post-adolescence gen Z américaine, peut-être.

Il y a l'ironie grinçante (bury a friend), l'amour déçu - ironique lui aussi (wish you were gay), l'immense tristesse (listen before i go), et cette formule fantastique pour clore l'album : un best-of harmonisé, goodbye, qui re-distille tout, et qui encore une fois montre bien à quel point l'ensemble est pensé comme un véritable album de bout en bout.

Alors oui, que des miracles minuscules, que d'immensités.

Cet album m'a fait re-aimer la pop américaine / anglo-saxonne, m'a relancé sur Rihanna que j'écoutais d'abord au second degré avant de devenir un fanboy premier degré,, m'a fait découvrir et aimer Willow Smith, Grimes, Girli, Nessa Barrett, Renee Rapp, Sir Chloe, Marina.

Le seul défaut de WHEN WE ALL FALL ASLEEP est peut-être le suivant : il est tellement produit, tellement studio, qu'on le voit mal être interprété en live. Pour avoir finalement vu Billie Eilish (& Finneas & alii) sur scène, effectivement on perd une grande partie de cette énergie sombre et retenue qui résonne comme un fléau à travers l'album studio, mais pourtant (grâce à des moyens financiers immenses aussi, faut pas se le cacher), la magie prend : un review quasi total des tracklists des trois albums (nb: vu à l'été 2023), une parenthèse acoustique merveilleuse, un gros show visuel (peut-être pour compenser le manque de puissance vocale de Billie)...

Au final, désolé si cela se présente comme un étalage indécent. Mais, Merci Marion, car à chaque moment où j'écouterai Billie Eilish, je penserai à toi. Comme une épitaphe, listen before i go, et pour finir, aussi futile qu'il puisse être... un goodbye.

Alexis_Kanvaxatvcz
10

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Top 10 Albums

Créée

le 8 janv. 2024

Critique lue 34 fois

Critique lue 34 fois

D'autres avis sur WHEN WE ALL FALL ASLEEP, WHERE DO WE GO?

Du même critique

Une affaire de famille
Alexis_Kanvaxatvcz
8

L'utopie familiale

L’Utopie ne dure qu’un temps. L’utopie ne peut durer pour toujours si elle se construit au sein d’un système qui la juge et la rejette. C’est le cas de la famille dont le dernier Kore Eda fait...

le 9 janv. 2019

2 j'aime