En n'écoutant plus uniquement sa frustration, Placebo prend du volume. Tient-on pour autant le Cure des années 90 ? C'est la trouvaille top-tendance de la saison, la phrase épatante qu'on lance autour de la machine à café dans les rédactions des magazines féminins : "Placebo, c'est le The Cure des années 90." Les mieux avisées de nos consoeurs ajoutent même que Placebo serait un Cure ­autrement dit un remède ­ sans effet secondaire, un trompe-couillon uniquement destiné à réveiller artificiellement les orphelins semi-comateux de Robert Smith, qui sans être tout à fait mort reste la personne la moins vivante qu'on connaisse. Il faut bien avouer que ce second album du trio le plus poudré d'Angleterre n'incite pas à démentir catégoriquement la ressemblance, Placebo s'y montrant à trois ou quatre moments en évident curateur de l'héritage Cure, égaré à mi-chemin entre la fusion écarlate de Pornography et la pop Halloween de In between days - You don't care about us. Mais là où tant d'apprentis curistes se sont avant eux brisé les jarrets à force de refuser l'obstacle, n'osant jamais enjamber tout à fait leur modèle ni lui piétiner la mémoire, Placebo ménage sa monture en forant des souterrains ou en empruntant les airs, s'évade avec panache de la sinistre geôle new-wave et des griffes du gros Bobby, qui en aurait bien fait ses amis. A l'image du formidable Pure morning, single construit façon pelote qui se débine dans l'escalier d'un manoir, Without you I'm nothing ne possède pas la même détente automatique que son prédécesseur mais il voit plus loin et parle un langage moins codifié, ose même parfois des néologismes qui le distinguent des récitants studieux de la pop anglaise. Parce que Brian Molko a sans doute passé plus de temps devant le miroir à chausser les talons aiguilles et vêtir les dentelles de sa mère qu'à imiter les singeries des rock-stars, la manière qu'il a d'entrer dans des chansons trop étroites pour son ego immense amène ainsi quelques déchirures bienvenues : le punk-rock composé à la Nintendo de Brick shithouse, le faux héroïsme bouffi d'urticaire d'Allergic, la nage crépusculaire entre les nénuphars de The Crawl.Passé les premiers tics agaçants, ce côté opérette gothique qui assombrit artificiellement le tableau, Placebo a la bonne idée de passer en salle de démaquillage avant la fin du spectacle, se laissant glisser en queue d'album vers des rêveries privées d'emphase, tombant le masque de carnaval pour une voilette de mélancolie des plus seyantes ­Summer's gone, le long couronnement final de Burger Queen et son teint haché menu. Comme Cure, justement, Placebo n'est jamais aussi intrigant que lorsqu'il ôte son plumage de corbeau, lorsqu'il badine un peu avec la normalité, arrête de faire semblant de gratter des cicatrices dessinées au rouge à lèvres. Sans le fard de la vanité, sans l'arrogance gouapeuse et une fois coulé le rimmel, Placebo parvient encore à dérouter et surtout à se dérouter lui-même dans des marges où il ne croisera aucun programmateur de MTV. Admettons pour Cure (c'est loin d'être une insulte), mais que personne ne s'avise autour des machines à café à voir en Placebo une version approximativement masculine de Garbage. Sinon, on cogne.(Inrocks)

bisca
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le 12 avr. 2022

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