Beck n’a jamais rien planifié dans sa carrière, il a toujours fonctionné à l’instinct, s’intéressant à toutes les musiques. Et depuis la fin des années 90, il est passionné par la musique techno et électro (Chemical Brothers, Fatboy Slim…). Il y voit l’occasion d’explorer de nouveaux territoires et il avait d’ailleurs commencé avec « Who Else ! », l’album précédent en 1999. Il continue donc dans cette voie pour la suite en 2001 mais l’équipe est largement renouvelée et resserrée : il ne subsiste de l’opus précédent que Jennifer Batten qui compose un titre et participe à l’écriture d’un second, alors que Tony Hymas, entre autres, manque cette fois à l’appel, et que la production est confiée à Andy Wright qui contribue également à l’élaboration de six titres. Jeff sait que cet album va à nouveau lui mettre à dos les fans de la 1ère heure (ceux du Jeff Beck Group comme de « Blow by Blow ») car la guitare n’est dans les albums de cette trilogie qu’un élément, important, mais pas le seul. L’équipe qui l’entoure travaille à partir de rythmes fournis par Aidan Love chargé des programmations et à partir de là, on les triture, les modifie et on « greffe » dessus basse, claviers et la guitare de Jeff. Un travail de laborantin plus que d’artisan sans doute. J’admire cette capacité qu’il avait à se diriger d’un style à l’autre en prenant le public à rebrousse-poil mais je ne suis pas fan des rythmes électro et techno donc j’ai du mal à entrer dans ces albums. La prise de risque est tout de même énorme et il faut la saluer.
Qu’est-ce qu’on peut en retenir ? "Earthquake" qui ouvre les hostilités, composé par Jennifer Batten, fait écho au "What Mama Said" qui ouvrait l’album précédent. Cette composition repose sur un gros riff typé indus joué par l’Américaine, de gros sons de basse et batterie en partie électroniques, des voix répétitives, et les premières salves rentre-dedans de Jeff. "Dirty Mind" bénéficie d’un bon riff hard-blues sur un son très brut, puis une boîte à rythme assez répétitive (comme souvent malheureusement). Les interventions de Jeff y sont superbes, et lui vaudront un Grammy Award au titre de la "Meilleure performance rock instrumentale". "Nadia", moins techno, est une repise d’une chanson de Nitin Sawhney, compositeur britannique d’origine indienne ; Jeff se frotte avec brio aux quarts de ton, le résultat est absolument superbe, un des sommets de l’album pour moi et qui apporte une respiration salutaire dans ce déluge de trouvailles technologiques. Le morceau serait encore meilleur avec une section rythmique plus naturelle et la version donnée en petit groupe en 2007 au Ronnie Scott’s est sublime. "Blackbird" est un tour de force consistant en un dialogue entre le chant d’un merle (trouvé dans les archives de chants d’oiseaux de la BBC !), et la guitare si expressive de Jeff, alors que "Suspension" la bien nommée est un titre lent porté par une sublime et intime mélodie de guitare, pour un résultat vraiment lumineux, une manière d’atterrir tout en douceur après ces rythmes effrénés
Le résultat est pour moi inégal, souvent répétitif, j’ai du mal à être passionné de bout en bout. C’est le cas sur "Rollin & Tumbling", reprise du classique de Muddy Waters : la voix de Imogen Heap ne sauve pas ce titre de l’ennui malgré une audacieuse recherche de modernisation du format blues traditionnel en le dépoussiérant quelque peu. Je crois que face à un album comme celui-ci, on adore ou on déteste ; moi je suis partagé mais je salue un incroyable guitariste qui s’est toujours remis en cause pendant ses 60 ans de carrière. « You had it coming » a été un échec commercial mais il est resté un des albums préférés de Jeff dans sa discographie.