Le line-up pas commode de Frank Zappa en cette année 1980, réduit à une poignée de musiciens et pas des moindres, s’est permis de jolies fantaisies. Après les colossaux Sheikh Yerbouti (et ses deux millions d’exemplaires vendus) et Joe’s Garage, tous deux œuvres sommes drôles et terrifiantes à la fois, et un peu avant l’arrivée de Steve Vai, on se permettait de jouer dans l’un des clubs mythiques de New-York affiché avec une capacité maximale de 240 personnes, avant que ça devienne dangereux, ou dans un stade munichois de vingt-mille places plein à craquer. Deux lieux deux ambiances, une aubaine pour les puristes du son. Car l’intérêt de ce double live réside finalement dans la proposition sonore, en dehors de l’aspect historique des deux shows plutôt bien détaillé par Joe Travers dans les notes accompagnant l’objet. Le Mudd Club, dont Zappa rendra hommage dans la sortie à venir du pas si monumental que ça You Are What You Is, place les musiciens et les micros en face de vous. A côté, l’ambiance du Roxy, c’est le Tokyo Dome.
Ahurissante proposition acoustique que cette importante mise en avant des instruments tandis que les voix paraissent plus en retrait voire étouffées quand les copains Ike, Ray et surtout Frank ne sont pas en face des micros : écouter Frank Zappa dire bonsoir à tout le monde puis présenter au passage sa formation du soir et dégainer la tronçonneuse à essence Stihl à un moment donné sur Outside Now relève du choc, de l’exaltation pure. La guitare du genre à chasser illico les nuages, celle qu’on retrouvera sur City of Tiny Lites ou encore Pound For A Brown, condamnée pour violence à deux reprises. Les morceaux, on les connait tous par cœur, leur réorchestration pleine de soul-funk et de sueur un peu aussi. On parle bien de sueur, il faisait parait-il dans cette salle une chaleur à crever. Les claviers aussi, on les connait, ceux qui pouvaient être presque détestables à la longue sur les différents shows d’Halloween 81. La proximité des musiciens, pas des manches, avec le public est telle qu’une spectatrice criera à plusieurs reprises sur Pound For A Brown que le son est beaucoup trop fort. Mais le public, grisé par l’ambiance et les soli agressifs du Maestro, répondra par la négative quand Zappa leur demandera si en effet c’est trop fort. Il faut dire que le son est d’une telle puissance, d’une telle rondeur, qu’il ne laissera pas indifférent. Prenez simplement le temps de tendre l’oreille sur la basse rebondissante d’Arthur Barrow pour apprécier encore plus un You Are What You Is alors inédit. L’autre gros morceau du soir, Easy Meat, est présenté sous une forme géniale, toujours aussi vulgos mais doté d’un excellent solo de guitare plein d’amour et de larsens plaintifs. Quelques morceaux de choix, genre pièce du boucher, qui surpassent des classiques faciles comme You Didn’t Try To Call Me, I Ain’t Got No Heart, Love Of My Life et autres réorchestrations reggae sans grande saveur.
Le concert de Munich, autrement plus conventionnel, a plus une valeur historique : premier enregistrement live digital de Frank Zappa, c’est aussi le dernier concert de la tournée avec cette formation qui tient dans la poche. Il respecte l’épine dorsale du Mudd Club en l’agrémentant de classiques supplémentaires (Cosmik Debris et son étonnant solo) et d’un rappel colossal et joueur faisant la part belle à un répertoire de la mi et fin seventies. Même si l’acoustique surprend moins ici, une poignée de morceaux mérite que l’on arrête tout parce que le décrochage de mâchoire n’est pas loin : City Of Tiny Lites, comme dit plus haut, est incroyable, on croit entendre Zappa brancher sa guitare sur le premier solo pour envoyer du plomb liquide ; rappelons qu’il ne savait pas jouer et chanter en même temps. Pound For A Brown et sa guitare aussi méthodique (mathématique ?) qu’agressive et directe. A vrai dire, ce qui a été marquant au Mudd Club l’est aussi ici et qu’importe dans quelles conditions les musiciens se trouvent. Tout le génie de Zappa tient dans ces pièces musicales qui savaient à l’époque être expérimentales, symphoniques, bizarres sans doute, rock pour sûr, un tantinet moqueuses aussi, et qui au gré de l’inspiration et de l’humeur du soir pouvaient exprimer encore autre chose. The Illinois Enema Bandit en conclusion, remarquable, en est le meilleur exemple.