Alec est un beau titre pour une autobiographie, et ce pour les raisons même qui en faisaient déjà un beau prénom. Sobre, le pseudonyme laisse beaucoup d'espace à l'imaginaire pour compléter le portrait de celui qui le porte. Un souci d'économie qui s'accommode à la perfection avec ce récit où se profile en creux le portrait du sympathique Alec : double, écho, ou reflet, de ce que fut dans sa jeunesse l'auteur Eddie Campbell. Baignant dans les anecdotes et les aveux intimes, ces quatre lettres apparaissent moins comme un masque que comme la marque d'un auteur qui cherche la bonne distance pour se retourner sur son parcours. La bonne distance, alors, c'est reconnaître que l'on est devenu autre, et que celui dont on parle est un fragment du passé que le temps refuse d'effacer.
Voilà pourquoi l’autobiographe renonce au "je". Se dessiner, c'est se dissocier et, à la manière de Nathalie Sarraute dans Enfance, tutoyer celui que l’on était. Dans ce troisième volume, Campbell retrace les premières années d'écriture et les œuvres de jeunesse, mais aussi la mise en ménage dans un deux-pièces spartiate et la naissance du premier enfant. C'est une époque riche en rêves et pauvre en argent, dépeinte le long d'un dialogue pétillant de finesse où textes et images se renvoient la balle adroitement. Aux « tu » adressés à l’alter ego Alec, tantôt teintés d'ironie douce, tantôt d'affection amusée, répondent les images mélancoliques et sensibles du souvenir, le plus souvent dans l'évocation, le trait épuré comme pour ne rien écraser. Tel un duel, le jeune homme qui rêvait de révolutionner son art, de forcer le destin et marquer l'histoire de son nom, affronte désormais le regard plein de tendresse de l'auteur apaisé qu’il est devenu.
Enfin, au nombre des qualités que compte la série, il en est une particulière à ce troisième volume : l’angle documentaire historique. Les pages de cet opus constituent en effet un témoignage précieux sur l'émergence de la scène de bande dessinée anglo-saxonne, cette équipe de jeunes turcs qui allait bientôt révolutionner l’industrie du comic book en injectant des préoccupations artistiques dans leurs bandes dessinées. Non seulement, pour le passionné, ce portait dressé par l’un des plus illustres acteurs du mouvement aura valeur de pass backstage, mais même le profane se retrouvera inéluctablement aspiré dans la spirale des anecdotes cocasses, aveux émouvants et autres plans sur la comète illusoires. Avec ce troisième volume, le pseudonyme Alec porte plus que jamais l’empreinte de la pudeur. Peut être car l’auteur ne s’intéresse jamais tant à lui-même qu’à ce monde en ébullition qui lui a offert un nom et une identité.
S; Bapoum pour les Inrockuptibles