Dans la famille Matsumoto je demande Taiyô.
De Leiji Matsumoto, l'auteur d'Amer Béton n'en partage guère que l'homonymie. Pas une goutte de sang qui ne leur soit commune, pas même une trace de parenté artistique susceptible de les lier l'un à l'autre ; les deux hommes sont dissociables en tout point. Ce constat, je le rédige à regret alors que j'ai achevé ma lecture d'Amer Béton. À regret car, de la «famille» Matsumoto, j'ai manifestement tiré une mauvaise pioche.
Atypique ? Peut-être. Si l'on s'en tient à la stricte cosmétique.
Les dessins, à défaut d'avoir une présence, ont cependant un style propre qui ne saurait leur être dénié. Enfantin dans les tons, diabolique dans les nuances, il y a un rien de perturbant à les parcourir du regard. De mémoire de lecteur manga, les seuls traits desquels j'aurais pu suspecter une parenté commune sont les dessins du personnage de Boingo dans Jojo's Bizarre Adventure. Je soupçonne par ailleurs Araki de s'être justement inspiré du dessin de Matsumoto avant d'en soigner les contours tout en forçant délibérément le trait de sorte à ce que personne ne confonde son inspiration avec un plagiat.
Qu'on en apprécie l'esthétique ou qu'on l'abhorre, ils ne laissent certainement pas indifférent. La patte de l'auteur contribue immanquablement à l'attraction que peut exercer l'œuvre sur son lecteur ; c'est encore le seul atout, l'unique charme, que je daigne lui accorder sans oser pinailler.
Du dessin, je n'en aurais cette fois retiré aucune ambiance. C'est presque un procès d'intention que j'adresse à Matsumoto en lui niant ce mérite, n'en attendant généralement pas autant de la part de ses confrères. Toutefois, la légende précède l'auteur et, cette fâcheuse tendance qu'est la mienne à toujours vouloir compulsivement démystifier ce qui tient de l'illustre ne peut s'empêcher de prendre le dessus.
Que l'ambiance fasse défaut n'a rien d'une fatalité en soi. L'exercice est ardu et s'occasionne le plus souvent à l'insu de son auteur. Si atmosphère particulière il n'y a pas, on ne saurait en faire le reproche à l'auteur ; exception faite de l'éventualité où, ledit auteur, aurait néanmoins cherché à forcer une aura pourtant sans prise sur son œuvre.
Cela m'est très vite apparu patent ; au-delà même du dessin qui participe à la tentative d'édification d'une ambiance cherchant à planer sur Amer Béton, Taiyô Matsumoto emploie diverses astuces narratives pour insuffler un sens du «bizarre» éthéré et insaisissable capable de séduire qui s'y confronte. Or, le béton ne prend pas. Ce dédale de mise en scène délibérément confus et entretenu par l'auteur dès ses premières scènes ainsi que tous les dialogues lunaires y incombant s'efforcent à créer une présence, une tentative de déphasage dans le ton qui, malgré la volonté évidente de l'auteur à l'invoquer, se refuse décidément à poindre. À user de subterfuges à la seule fin - éminemment louable - consistant à vouloir créer une atmosphère, Matsumoto est pareil à un peintre frustré dont la gouache glisserait systématiquement le long de la toile comme sur les plumes d'un canard sans jamais y accrocher et ce, malgré les coups de pinceau frénétiques et désespérés de l'artiste.
Un bordel scénographique entretenu à dessein n'atteint pas nécessairement l'objectif de mise en scène qu'il s'est fixé. Pas ici en tout cas, Amer Béton se veut en réalité plus esthétique que construite par son fond, celui-ci, résolument absent.
Si on se laisse emporter par le fil du récit, c'est encore parce que ce dernier dit plus les choses qu'il ne les raconte. Rien n'impulse de dynamique particulière à un quelconque instant donné. Le parcours emprunté par la trame coule de source et ne connaît aucun remous apparent. Je ne saurais dire si le procédé vaut la peine d'être encensé ou déploré tant il n'aboutit pas à grand chose. Pas de sensationnalisme, certes, mais pas de sensations non plus. Une lecture d'Amer Béton, c'est parfois chiant comme scruter le flot paisible d'un petit cours d'eau. Peut être qu'il y en a que ça apaise, il y en a en tout cas que ça ennuie et j'en suis.
Sans doute l'histoire a-t-elle un propos, mais elle est en tout manifestement trop occupée à ne pas nous le présenter. Un orchestre asymphonique entame alors sa partition atonale mais réfléchie comme telle. Des orphelins brigands dont on ne sait trop dire ni quoi ni comment à leur sujet, un duo policier déphasé, des yakuzas qui ne savent pas trop de ce qu'ils font, un vieil homme en guise de sage de service qui nous soutient que Blanko serait la réponse à tout. Bien que tout soit fait pour que les personnages nous apparaissent invraisemblables et farfelus - s'inscrivant de fait dans la stratégie de mise en scène décriée plus tôt - aucun ne saura réellement faire impression. Ses personnages principaux compris ; le duo Blanko-Noiro étant agaçant quand il n'est pas bouffi d'inanité à ne pas savoir servir une intrigue qui de toute manière se dessine à vue.
À toujours à vouloir exhorter cette ambiance qui n'en finira jamais de poser des lapins à son auteur, le fil du scénario, sans être aléatoire, se présentera comme décousu et conçu pour l'être. Une intrigue cousue sur-mesure mais rapiécée de toute part ; ce que l'œuvre gagne alors en excentricité, elle le perd en intelligibilité. L'approche se veut un rien irréelle et ce qu'il faut d'envoûtant - pour peu qu'on se force à l'accepter comme tel - mais demeure irrémédiablement forcée. Ça se donne les accents de l'excentricité plus que ça ne les embrasse pleinement. De l'excentricité, le manga n'en arbore finalement que les apparats, il la mime dans toutes ses frasques mais se garde bien de lui faire véritablement honneur.
Nous ne lisons pas tant Amer Béton que nous subissons l'envoûtement mièvre d'un script qui nous trimbale lentement vers une destination qui, elle, n'a pas tant d'importance au regard de la désaffection naturellement occasionnée par ce court voyage.
Et quelle histoire ; des orphelins à peine plus habillés conceptuellement que des protagonistes de Nekketsu-lambda partis affronter des Yakuzas stupidement belliqueux. Le manga se donne clairement des grands airs pour gonfler sa notoriété alors qu'il n'est rien de plus qu'un bête conte de justiciers en branle contre des forces maléfiques aux ornements scénographiques vaguement mieux travaillés que la moyenne Shônen. Il n'y a là rien de poétique à répertorier comme j'ai pu le lire ailleurs. N'est à la manœuvre qu'une pure fumisterie aux dessins simplement originaux. La soupe habituelle n'est pas servie depuis une soupière, voilà ce qui distingue Amer Béton d'un moindre Shônen sans ambition particulière.
Aussi, pour une raison qui m'échappe encore à ce jour, on invoque sans cesse le délitement de la ville comme une vérité incantatoire qui, à moins de nous être rappelée, ne nous apparaît pas évidente à la lecture. Tous répètent cet état de fait qui n'en est pas un de sorte à nous en persuader plutôt que de chercher à nous le démontrer par le truchement de l'intrigue.
Rien n'aura été clairement développé en trois tomes à peine et, à ce titre, le départ supposément tragique de personnages de premier plan ne nous touchera pas puisque nous n'aurons pas pu prendre le temps de nous attacher à eux.
Et tout cela pour aboutir à quoi ? Une morale purement aléatoire pétris dans un foutoir fantasmagorique qui n'existe qu'à la seule fin d'exister et d'occuper le terrain plutôt que de chercher à faire sens et prouver sa pertinence. Peu de choses au final pour déboucher sur pas grand chose. Le déroulé du script aura au moins eu le mérite de la cohérence.
Sans origine définie ni propos ne serait-ce qu'un brin recherché, Amer Béton n'est guère qu'un flottement hasardeux de trois tomes qui, parce qu'il sort des sentiers battus, s'imagine original et intelligent. Il s'emploie en tout cas à nous démontrer le contraire. Le vide, même bien enrobé, reste obstinément creux. Je n'ai pas vu de contenu ; je n'en ai observé que ce qui l'entourait. Une fable surfaite, embrumée de relents d'espérances vaines et sans intérêt. Certains verront ce qu'ils voudront y voir, j'ai - en ce qui me concerne - vu ce qu'il y avait à constater ; sans doute est-ce pour cette raison que je ressortais de ma lecture si désenchanté.