Bakuman
7.2
Bakuman

Manga de Tsugumi Ōba et Takeshi Obata (2008)

Camarades, le Soviet Suprême vous informe du bienfondé des Soviets

Il aura fallu m'y reprendre à deux fois pour lire Bakuman. Non pas que la lecture était insoutenable mais plutôt qu'un petit fond idéologique me faisait retrousser le nez au point de me détourner de l'œuvre dans son intégralité. De mémoire, ma première lecture n'avait pas dû s'étendre par delà le deuxième volume.


Récemment, une connaissance m'enjoignait de critiquer ce manga. Or, je ne pouvais pas revenir sur quelque chose que je n'avais pas lu. Ainsi s'initia ma seconde lecture, quitte à l'entreprendre en me bouchant le nez. De prime abord, j'étais persuadé que la note n'excéderait pas le quatre sur dix. En étant généreux...
Pourtant, sans jamais avoir à me forcer - bien au contraire - je me suis laissé embarquer par le récit. Je m'étais trompé. En tout cas, partiellement.


Le titre de ma critique se justifie de la manière suivante : pouvons-nous décemment espérer un rendu fidèle à la réalité de la part d'un manga basé sur l'aspect éditorial du magazine Jump (plus gros éditeur de mangas au Japon) le tout publié.... dans le Jump ? Au mieux, la réalité serait édulcorée ; au pire, elle serait caviardée. N'espérez pas une quelconque forme d'autocritique concernant les pratiques managériales de l'édition Jump. Éventuellement quelques critiques qui seront automatiquement réfutées par les autorités morales de référence de Bakuman.
Pourtant, Dieu sait qu'il y a à redire sur leurs pratiques. D'autres critiques, dont celle de Khonda, ne s'y sont pas trompé.


Pour ceux qui ne seraient pas familiers avec les modalités d'édition d'un hebdomadaire comme le Shônen Weekly Jump, gardez en tête que la maison d'édition en charge de la publication pressurise ses auteurs pour leur faire pondre environ dix-neuf pages par semaines (ce qui représente un travail titanesque) et que ces auteurs voient leur œuvre se clôturer brutalement si leur position dans le classement (parce qu'ils sont notés chaque semaine par les lecteurs) n'est pas convenable. Bakuman est un manga censé nous narrer cette réalité. Dans le principe, Bakuman, c'est l'éloge du darwinisme social expliqué aux enfants. Et c'est précisément ce qui m'avait éloigné de ce manga dès ma première lecture.
Avec ce genre de mentalité, la franco-belge aurait foutu aux orties Astérix ou bien Tintin dès lors où une seule de leur sortie n'aurait pas été satisfaisante. L'édition de mangas au Japon (pas de tous), c'est le sacrifice de l'art au profit du rendement. À la lecture de ce manga qui constitue une forme de témoignage sur les coulisses du Jump, on remarque que les auteurs présentent leurs création comme un produit. Il faut qu'il se vende ; et si la ménagère en est mécontente, ça finit aux rebuts. Van Gogh au Japon aurait été retenu comme un paria et serait très vraisemblablement resté dans l'oubli. Pensez donc, il n'était pas rentable.


Quelques débats seront amorcés au sein même du manga entre ceux valorisant l'approche artistique et fustigeant le système de rendement éditorial face aux tenants de l'idéologie Jump. On pourrait saluer cet ersatz d'auto-critique s'il avait pris la peine d'être accompli honnêtement. Seulement, quand on fait la propagande du magazine qui vous publie, il convient de sortir la brosse à reluire : la logique du Jump est absolue et immaculée, tous ceux qui s'y opposent sont stupides.
J'en veux pour preuve le personnage de Moriya, un des assistants des personnages principaux. Celui-ci jure avant tout par l'art et le processus créatif. Devinez quoi... il sera présenté comme un personnage enchaînant les échecs, incapable de se faire publier (il est mauvais car il ne pense pas comme il faut voyez-vous...) et à la personnalité hautaine et mesquine. Vous critiquez l'idéologie qui a cours au Jump ? Vous êtes donc un Moriya : un déchet élitiste sans talent.
Même le régime soviétique savait diaboliser ses opposants avec davantage de subtilité.


Bakuman adopte un parti-pris idéologique. On ne peut même pas reprocher à ce dernier d'être pernicieux ou insidieux ; il est clairement assumé : un manga qui ne vend pas, c'est de la merde, telle est l'idéologie en vigueur.


Voilà où j'aurais stoppé ma critique si je m'étais borné à la lecture des deux premiers tomes. Ma conclusion aurait été lapidaire et sans-détour : «Bakuman est une œuvre de propagande validée en amont par le Politburo». J'aurais alors eu tort.


Borner Bakuman à la reproduction d'une simple vision partiale et malsaine du monde de l'édition de manga au Japon, c'eut été malhonnête de ma part. Il y a effectivement tant à redire, notamment sur le fait que la souffrance psychique des auteurs n'est jamais abordé quand ceux-ci travaillent comme des damnés sans récompense. L'oncle du personnage principal travaillera d'ailleurs jusqu'à en mourir et sera présenté comme un exemple. C'est vous dire s'il y a de quoi grincer des dents.


Cependant, Bakuman, c'est bien plus que ça.


La longévité d'un manga ne reposant avant tout que sur un monde éditorial assez peu palpitant (en tout cas, pas au point de l'étirer sur plus de vingt tomes) est une performance qui, en soi, mérite le respect. Car non seulement les auteurs y parviennent, mais ils rendent le tout prenant et intense.


Si on admet que Bakuman n'est pas une œuvre de propagande mais plutôt le cri du cœur de deux auteurs reconnaissants envers cet univers qui leur a permis d'offrir au monde leur création, la lecture en devient plus agréable. Car en réalité, le volet idéologique n'est pas si prégnant que cela.
Bien que je désapprouve pleinement ces modalités éditoriales, je peux comprendre qu'elles puissent se concevoir comme viables par les acteurs de ce dernier qui prospèrent depuis longtemps déjà.
Pour tous ceux qui comment moi vomissent leur idéologie, je vous demanderai d'être honnête et de faire cette auto-critique que Bakuman n'a pas su faire : sachant pertinemment comment s'agence l'édition du Jump, est-ce que cela nous a empêché d'en apprécier ses plus grandes œuvres (Slam Dunk, Dragon Ball, Hunter x Hunter, Death Note...) ? Ces dernières auraient-elles d'ailleurs connu ce succès retentissant qu'est le leur sans le Jump ? Il faut savoir mettre la pureté juvénile de côté. Si le principe des classements est quelque part inhumain, il aura permis de renouveler perpétuellement le catalogue du Jump jusqu'à déceler les pépites les plus scintillantes qui soient.
Parfois, si l'on veut des résultats, il faut se salir les mains. Je ne souscris pas aux méthodes dépeintes dans Bakuman, mais au vu de ses résultats, il n'est pas totalement étonnant que ces dernières soient défendues. Je maintiens toutefois que la fin ne justifie pas (toujours) les moyens et que le rythme de travail des auteurs reste un problème majeur du métier, ici, totalement éludé.


Ces considérations sur le fond mises de côté, nous pouvons nous plonger dans le manga, indépendamment de ce qu'il représente, afin d'aborder ce qu'il est. Il est.... un manga prenant. Je n'ai pas eu à me forcer pour le lire, les pages s'enchaînaient d'elles-même pour mon plus grand plaisir.
Comment un manga reposant sur une idée si peu porteuse a pu revendiquer pareil succès ?


Dans Bakuman, chaque publication est une bataille. Le genre Shônen s'épanouit par l'adversité perpétuelle et constante rencontrée par les protagonistes. Habituellement dans le cadre de combats physiques où l'adversité est la plus évidente, parfois dans le genre sportif et plus rarement dans le conflit intellectuel comme le précédent manga de Tsugumi Ohba et Takeshi Obata : Death Note.
Ici, l'analogie de l'adversité se traduit dans un milieu aux contours plus difficiles à dessiner, où les adversaires sont plus figuratifs mais toujours bien là.
Sans être des ennemis mortels, les responsables éditoriaux sont à la fois leur plus précieux allié et leurs bourreaux. Ils ont les clés leur permettant de savoir plaire aux lecteurs sans pour autant être infaillible.
Ce rappel constant et oppressant (mais je n'y reviendrai pas, j'ai trop insisté sur l'idéologie) du classement constitue le thermomètre qui mesurera la tension à chaque instant. Les enjeux sont légions. Il n'est pas seulement question d'être publié et de maintenir sa publication (l'épreuve de force), mais de gagner en succès jusqu'à obtenir une adaptation animée afin de séduire la belle.


Oui. La belle. Afin de nous sortir un peu des studios de dessin et des bureaux du Jump, Bakuman s'écrit sur la toile d'une histoire d'amour. Certains reprocheront la pureté fantasmée et excessive de cette idylle, celle de deux personnes éprises l'une de l'autre mais se jurant de ne pas se revoir avant d'atteindre leur objectif.
Sincèrement, peut-on reprocher aux auteurs de Death Note d'être d'incorrigibles naïfs incapables de cerner les travers du genre humain ? C'est à dessein qu'ils nous ont offert cet amour pur et immaculé. Sans nécessairement m'intéresser à ce volet de l'œuvre, je l'ai trouvé assez touchant. Loin de ces histoires d'amour qui, soit versent dans le classique et le manque d'originalité, soit cherchent à sortir des clous au point de se lancer dans l'originalité pour la finalité de l'originalité au point de céder dans l'excès de drame, celle de Mashiro et Azuki est largement convenable.
Pour moi qui ne suis pas un amateur du genre, j'ai trouvé leur idylle fraîche et agréable sans qu'elle ne soit non plus omniprésente au point de fatiguer le lecteur. De quoi se concilier avec le public féminin sans pour autant faire fuir les mâles. Habile.


Les personnages secondaires joueront un grand rôle dans le succès du manga. Tous ayant leurs aspirations et leur personnalité bien trempée. Je retiendrai le succulent tandem Hiramaru-Yoshida capable de nous faire rire avec une relation auteur-éditeur malsaine pour la finalité de l'humour et pourtant si émouvante à terme.
Toutefois, les personnages secondaires se succéderont tant et si bien que beaucoup seront laissés de côté passée la moitié du manga. Notamment les deux auteurs féminins qui (j'en reviens pas de ce que je m'apprête à écrire) auraient gagné à maintenir leur exposition initiale plutôt que d'être occultées bêtement au profit d'autres personnages moins intéressants et éphémères.


Les rivalités comme les complicités seront légions sans jamais que ça ne devienne cul-cul. Je n'en attendais pas moins de Tsugumi Ohba. Je reprocherai toutefois la création du personnage de Nanamine. Bakuman s'inscrivant dans un cadre éditorial, la concurrence est de mise, mais sans que jamais une figure d'antagoniste machiavélique n'émerge. Difficile de pousser l'hostilité entre auteurs jusqu'à ces strates ; difficile et très peu souhaitable au risque de perdre en crédibilité.
C'est ce qui se passa avec l'introduction du personnage de Nanamine qui se moque ouvertement de son chargé éditorial et met au point deux méthodes éditoriales (car il sera un antagoniste recyclé en plus de tout) inédites pour se jouer de celles du Jump. Seulement... comme rapporté dans le très exhaustif préambule de cette critique... seule l'idéologie du Jump prévaut et Nanamine finit à genoux à se lamenter d'avoir été si vicieux.
Les deux arcs narratifs où il apparaît n'étaient clairement pas souhaitables et n'avaient vocation qu'à créer de l'hostilité de manière artificielle afin de relancer la machine Bakuman.


Peu de choses à redire de l'évolution du manga qui maintiendra un cap particulièrement stable avec de rares avaries et quelques moments plus haletants (l'arc de rivalité avec Niizuma pour l'empêcher de prendre la première place vingt fois de suite était remuant). Peut-être au niveau du style graphique à la rigueur. La patte très «Seinen» et détaillée de Obata s'estompera très vite pour laisser place à des dessins beaucoup moins élaborés, plus quelconques, cherchant manifestement à s'inscrire dans un style Shônen moyen. La qualité du dessin du premier au dernier tome donne lieu à une chute spectaculaire du niveau, délibérément entretenue par le dessinateur. Il aurait à mon sens gagné à maintenir son style habituel.


La fin, sans décevoir ne surprend pas non plus. Bakuman se contente de tenir ses promesses sans pour autant aller au-delà. Les auteurs cette fois ne visaient pas le rang de chef-d'œuvre contrairement à leur composition précédente.


Bakuman a le mérite d'être une pièce du Jump qui s'extrait radicalement des créations habituelles en nous immergeant dans un milieu dont on n'aurait su attendre les caractéristiques du Shônen bien qu'elle nous les présenta avec brio. Sachons aller au-delà des considérations doctrinales et apprécions ce manga hors-norme pour ce qu'il est plutôt que ce qu'il paraît représenter.

Josselin-B
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le 30 nov. 2019

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Josselin Bigaut

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