M'attaquer à un morceau pareil, c'est sensible. Supposer la moindre nuance avec Blessures Nocturnes (et Dieu sait que je ne fais pas dans la nuance lorsque je m'y mets), c'est risquer de se retrouver sous le feu-nourri des lecteurs qui m'asséneront l'argument d'autorité ultime «Nan mais... c'est des histoires vraies». Que répondre à ça ? Baisser les yeux ? Faire preuve d'humilité et me dédire ? Mais parfaitement entre nous, si j'étais capable de modestie, je ne publierais pas des critiques d'œuvres que je suis incapable de dessiner. Alors quitte à être impertinent, autant ne pas l'être à moitié.
C'est donc toute honte bue que je m'apprête à commettre l'irréparable ; à soutenir que Blessures Nocturnes - en dépit de toutes ses vertus pédagogiques - est un mauvais manga. Le culot ne connaissant avec moi aucune borne lorsque je m'attelle à la critique, je pousserai même le vice jusqu'à établir en quoi les méthodes de Mizutani sont dommageables pour sa croisade contre la jeunesse en perdition.
J'ose.
Point de révisionnisme à la manœuvre pour autant : je reconnais que tout ce qui nous est montré (même si parfois romancé) est vrai. Pas tant par flemme d'enquêter sur le sujet, mais du fait du caractère bien renseigné de l'œuvre. Elle commence avec un cas très intéressant, l'entrée en matière est bien choisie. Le cheminement qui pousse un enfant vertueux à se droguer (au diluant dissimulé dans des canettes de soda) est expliqué en assez peu de pages mais s'avère bien assez explicite. Il suffit d'un simple accident de parcours, d'une rencontre initialement heureuse qui se retourne contre soi.. L'authenticité transparaît assez souvent malgré l'enjolivement sporadique du dessinateur.
Il est des scènes dont je doute de la véracité. En l'occurrence, celles où Mizutani n'est pas présent. À moins que ces épisodes ne lui furent rapportés par les jeunes en question, il n'avait aucun moyen de savoir si les événements en question s'étaient réellement passés ou non. Mais c'est ici d'un manga dont il s'agit, pas d'un reportage. Blessures Nocturnes est présenté comme «Une fiction inspirée de faits réels», les menues excentricités de narration sont permises si cela permet de donner plus d'impact au support. Cela ne m'a en tout cas pas gêné à la lecture et je pense que la plupart des lecteurs n'auront même pas dans l'idée de fustiger ce genre d'éléments.
N'étant pas Japonais et ne connaissant principalement le Japon qu'à travers des fictions et quelques reportages, je ne peux pas prétendre tout connaître de la sociologie locale. Toutefois, quelques éléments m'ont fait tiquer. Si le manichéisme n'est pas total, il est latent. Je pense à cet enfant pauvre harcelé à l'école par ses camarades - ce qui est hélas fréquent pour les moins fortunés - mais aussi.... par les dames de la cantine qui font délibérément tomber la nourriture à côté de son plateau pour ensuite se moquer de lui. Ou alors, d'un autre cas où un professeur dit à une de ses élèves qu'elle n'a rien à faire en classe et qu'elle serait mieux à faire le trottoir..... Mizutani étant absent de l'intrigue dans ces deux cas, cela laisse supposer que Seiki Tsuchida a pris quelques libertés pour grossir le trait et accentuer le malheur afin mieux suggérer l'empathie sur les jeunes victimes.
Le procédé est louable dans ses intentions, déplorable dans son application. Nul besoin d'en rajouter. Les drames individuels des personnages que rencontrera Mizutani se suffisent souvent à eux-même sans qu'il ne soit nécessaire d'en remettre une couche. Inutile de verser dans le Dickens sous stéroïdes pour nous faire percevoir les épreuves d'une certaine partie de la jeunesse.
Embellissement toujours, je me demande si le sempiternel cliché de la discussion à cœur ouvert de deux individus la nuit, assis sur une balançoire, n'est pas encore un procédé de mise en scène mélancolique choisi par le dessinateur. Car la scène adviendra à plusieurs reprises.
Peut-être que c'est quelque chose qui se fait au Japon après tout. Le rôle social et diplomatique des balançoires me passe peut-être au-dessus de la tête, mais ça offre un caractère stéréotypé à la chose. Combien de fois j'ai vu ce genre de scènes dans d'autres mangas pour ne considérer ces plans que comme autre chose que des séquences fictives ?
De même, une phrase bateau de Mizutani suffit parfois à régler la situation. C'est d'une simple phrase pétrie de bons sentiments qu'il convaincra un voleur à la tire coupable d'un homicide involontaire de se rendre à la police. Je pense que la force de conviction du professeur est - là encore - parfois exacerbée à l'extrême. Persuader un jeune, dos au mur, d'assumer une faute aussi grave doit requérir une discussion plus approfondie pour l'amener à prendre une décision aussi lourde de conséquence.
Parfois mièvre, trop souvent, je me demande comment il est pris au sérieux. Appartenant à une génération assez cynique sans être un enfant un problème, je sais que l'approche doucereuse et innocente de Mizutani m'aurait davantage fait me moquer de lui que disposer à l'écouter. On retrouve ces phrases creuses et plates à la fois qui lui ôtent toute forme de crédibilité. «On ne peut rien guérir quand on est mort», «Les enfants, il ne faut pas mourir» entre autres lapalissades presque drolatiques.
Il en faut plus pour convaincre un jeune - surtout plongé dans la délinquance - pour qu'il vous tende l'oreille. Ici, tous les jeunes ont un bon fond. Pour être passé par le collège et le lycée public, je puis attester du contraire. Une voix douce, un sourire sincère, une approche affectueuse, le pardon... beaucoup prennent cela pour une faiblesse et cherchent à en tirer profit. Rares sont ceux en principe à y être sensible. Les filles peut-être. En tout cas, je doute qu'un lycéen parti pour devenir Yakuza puisse être si facilement détourné de sa vocation avec si peu.
Nous abordons alors le cœur de la dispute conceptuelle qui m'oppose à Osamu Mizutani, à savoir, la réactualisation du conflit existentialisme contre essentialiste. L'opposition entre la conception de la réalité selon laquelle chacun est le fruit de ses expériences et celle selon laquelle notre identité pré-existe, ne faisant pas de nous que la somme de nos expériences mais de divers autres paramètres inhérents à notre être dont celui du choix opéré par notre libre-arbitre. Résumé à l'extrême, une identité subie ou une identité choisie.
On ne pourra pas trancher le vrai du faux et cette critique ne se veut certainement pas le lieu pour aborder une querelle aussi tortueuse. Cependant, Mizutani semble considérer que le drame incombe à ces enfants uniquement du fait des malheurs qu'ils auraient rencontré dans leur vie (pauvreté, mort de ses parents, attouchements/viols juvéniles, mauvais exemples autour de soi dès sa prime jeunesse...). Je ne doute pas que cela ait joué un rôle parfois déterminant dans leur parcours. Pour autant, d'autres, exposés aux mêmes handicaps de vie, n'ont pas sombré.
Je n'irai pas sur le terrain du darwinisme social à soutenir que certains sont plus faibles que d'autres et ne méritent pas d'être sauvés, mais des choix ont été faits à un moment donné de leurs vies et rarement les bons. Ce n'est pas aux autres d'assumer les erreurs de certains. En tout cas, c'est une mauvaise leçon que de faire croire au lecteur qu'il n'a pas à assumer ses responsabilités et qu'il se trouvera toujours quelqu'un pour vous sortir de la merde. Il y a d'ailleurs une morale à ce sujet.
Mizutani se lie à ce sacerdoce qu'est le sien, c'est plus que louable. Mais il fustige la passivité de beaucoup d'adultes. Eux aussi ont pourtant fait d'amères expériences. Parfois, pour eux, tendre la main implique de se faire arracher le bras. Pourquoi pardonner à la jeunesse et pas à eux ? Ladite jeunesse est parfois ingrate et j'accuse les auteurs de nous avoir caché des épisodes capables de nous le démontrer. Les jeunes sous la protection de Mizutani se transforment très vite en de petits anges. On nous les montre sous leur meilleur jour. Où sont les délinquants qui cherchent à profiter de la gentillesse de leurs contemporains sans aucun remord ? Ces gens là existent et ils ne sont pas rares. De tous les enfants que Mizutani a pu sauver, je le suspecte d'avoir fait un tri très sélectif dans les cas qu'il a choisi de rapporter pour la rédaction de Blessures Nocturnes. Certains sont parfois au-delà de tout rédemption. Ça ne fait pas plaisir à écrire et ça n'est certainement pas agréable à lire, mais c'est une vérité amère avec laquelle il faut composer. Cette vérité, Blessures Nocturnes nous la cache. Pour de bonnes raisons. Le combat de Mizutani perdrait en attrait s'il rapportait les cas - que je suspecte très nombreux - d'ingratitude à son égard. Mais les dissimuler reste malhonnête.
Un cas seulement sera montré. Mizutani en souffrira et tournera le dos à drogué qui s'était montré ingrat à son égard. Mais... puisque le drogué en question aura le mauvais sens de passer sous un poids-lourd, Mizutani en culpabilisera toute sa vie. Peut-être que ceci explique cela et justifie le fait qu'il ne souhaite plus montrer le côté le moins reluisant de cette jeunesse aux abois. Néanmoins, ce côté existe.
D'ailleurs - et c'est là où le procédé est fallacieux - le cas Yoshida viendra remettre l'église au milieu du village. Il est question d'un élève qui amènera des lycéennes à ce prostituer grâce à des pièges sournois aboutissant souvent à des viols. Le terme «diabolique» sera employé par Mizutani pour le désigner.
Avec lui, pas question de discussion posée sur la balançoire, inutile de chercher ce qui a pu le faire basculer pour devenir un garçon si mauvais : on appelle les flics et c'est marre. Pourquoi ? Il se situe où le point de rupture ? Lui aussi est un jeune comme les autres. Peut-être a-t-il connu de lourdes épreuves dans sa vie. Pourquoi lui est «diabolique» et pas d'autres ? Pourquoi ce soudain regain d'existentialisme pour le diaboliser en tant que personne ?
Parce que certains sont effectivement au-delà de toute rédemption. Les coups de pied au cul stimulent parfois bien mieux que les caresses. Chaque jeune nécessite une approche différente, ils ne sont pas interchangeables. Le souci de Mizutani est qu'il applique la manière douce pour tous. Cela vire parfois du drame au tragique.
Il est bon de mentionner au passage que Tsuchida a tendance dessiner les adolescents victimes de la société avec des visages aux traits doux là où leurs bourreaux (pourtant eux aussi des adolescents sûrement eux aussi en souffrance) sont présentés avec des têtes vicieuses. Fallacieux jusqu'au bout mais assez subtil pour faire passer la pilule auprès du plus grand nombre. Pas avec moi.
Dernier exemple de constructivisme au rabais et mal assumé : «Si Koya était né dans une famille chaleureuse, il n'aurait pas versé dans le vol à la tire». Et pourtant professeur, des petits salopards capables de menus larcins, il y en a dans les plus belles couches de la société. Il est intéressant que le prolétaire soit montré systématiquement comme une victime là où le fils de médecin vendant des amphétamines n'est présenté que comme un salaud intégral. Pourquoi ne pas considérer que tous deux sont les victimes de l'univers dans lequel ils ont grandi ?
Des pauvres qui se comportent bien et qui n'ont pas eu des parents corrects, y'en a un paquet, mais on ne parle pas d'eux en bien ou en mal : on s'en fout puisqu'ils ne font pas de bruit. J'ai horreur de la déresponsabilisation des jeunes. «On l'a brûlé avec des cigarettes quand il était petit donc il a tué une grand-mère pour s'acheter une moto». Quel genre de raisonnement vicié et étriqué permet d'aboutir à ce genre de conclusion ?
Un peu d'essentialisme dans ce monde de doux : Mizutani ne s'est pas demandé si en passant par la case maison de correction, Koya ne risquait pas justement de fréquenter des délinquants et se ranger auprès d'eux, gâchant sa vie à terme ? Rien n'est réfléchi dans la méthodologie employée par ce professeur dont le complexe du messie se veut plus insoutenable de chapitre en chapitre.
On quitte alors les thématiques philosophiques pour aborder le psychologique et le pédagogique...
Ses méthodes sont parfois d'une maladresse qui frôle le criminel. Un exemple ? Un enfant qui subit des brimades parle de se suicider. Que lui propose le gentil professeur Mizutani ? De se trancher les veines devant une personne de confiance afin d'alerter sur sa détresse et susciter une réaction des adultes. Je ne mens pas. On aura beau retourner le procédé dans tous les sens, c'est d'une folie furieuse et justifierait un séjour à l'ombre. Que se serait-il passé si le gamin s'était loupé ? Là encore, la narration élude parce que tout finit bien, mais la finalité aurait pu être toute autre. Je me demande combien d'autres conseils aussi avisés Mizutani a dans sa besace en sachant que Blessures Nocturnes n'est qu'un échantillonnage choisi de son combat au profit de la jeunesse japonaise.
La bêtise crasse de ses méthodes ne s'arrête pas à ce simple élément. Il provoque un garçon rentré dans un gang de motard, le gratifiant d'un «Tue-moi, mais après, quitte ton gang» dont la naïveté n'a que d'égal l'inconséquence. Sans être nécessairement mauvais, simplement impulsif comme beaucoup des garçons de son âge, le loubard aurait très bien pu planter Mizutani sans y réfléchir à deux fois. Ce genre de scénario pouvait se concevoir dans G.T.O où le professeur Onizuka était cinquième dan de karaté ; pas ici.
Sa confiance excessive en la jeunesse l'amènera à mentir aux parents en se faisant passer pour le professeur d'un désœuvré alors que ce dernier est déscolarisé en secret de sa mère. Le garçon en question mourra d'ailleurs peu de temps après. Qui sait ce qu'une trempe de la part de sa mère pour avoir séché les cours aurait pu changer.
Mizutani est si naïf qu'il en vient à plusieurs reprises à accueillir des gamins paumés chez lui. Il parle même d'en adopter une après l'avoir à peine fréquentée. L'homme est clairement trop naïf et veut sauver toute la misère du monde en la recueillant chez lui. Seulement il n'en a pas les moyens, ce sont des enfants, pas des poissons rouges, il faut s'en occuper constamment.
Son complexe du messie n'est pas juste une extrapolation de ma part et vous le ressentirez à de nombreuses reprises. Un messie qui n'a pas le tempérament pour sa croisade. Il se vexera comme un gosse suite à l'ingratitude du drogué que j'avais plus tôt mentionné. Or, n'importe quel adulte responsable sait qu'un drogué fait des déclarations à l'emporte-pièce, qu'il ne faut pas lui en tenir rigueur. Cette immaturité du professeur coûtera la vie au garçon. Être bien attentionné ne suffit pas, il faut avoir les épaules pour assumer un pareil sacerdoce. Ce complexe du messie est d'autant plus frappant qu'il agit seul. Or, une tâche de cette ampleur ne peut être gérée en solitaire. La fatigue psychique d'un engagement aussi lourd doit être considérable. Sans compter l'absence de conseils juridiques. Mizutani se retrouvera plusieurs fois - au vu de la loi - coupable de kidnapping pour avoir recueilli des enfants abusés chez lui que leurs parents cherchaient à récupérer. Ces parents auraient eu le soutien d'un avocat qu'ils auraient pu le faire lourdement condamner.
Je persiste et signe, Osamu Mizutani est trop souvent inconséquent au point que cela manque d'être nuisible à sa croisade.
Pour autant, et malgré la pléiade de récriminations qui me brûlent les lèvres devant le procédé d'écriture des chroniques du Veilleur ou les méthodes parfois douteuses de ce dernier, Osamu Mizutani force le respect. Qu'il soit mis en scène comme un héros dans une fiction inspirée de sa vie me met mal à l'aise puisque cela revient plus à le glorifier lui que son combat. Cependant, tout ce qui peut être susceptible de le faire connaître davantage est bon à prendre.
Nous parlons d'un homme qui a sauvé des centaines si ce n'est des milliers de jeunes des impasses dans lesquelles ils étaient empêtrés (drogue, prostitution, crime organisé...), rien que ça intime à l'humilité. Cette volonté de fer inébranlable vaut en réalité bien plus que sa méthodologie laxiste et discutable. Le nombre d'enfants et d'adolescents en difficulté auquel il a répondu dépasse les cent-mille têtes. Son travail est titanesque.
Certaines histoires sont réellement poignantes et mettent du baume au cœur en dépit de la fadeur morale qui enrobe le tout. Ne serait-ce que pour prendre connaissance de cet homme à l'abnégation et l'altruisme légendaire, la lecture s'impose. Attendez-vous toutefois à devoir grincer des dents par instants devant les failles difficilement colmatées par la narration de Seiki Tsuchida.
Quant à ceux qui me reprocheront la pesanteur de mon réquisitoire (que j'assume jusqu'à la dernière virgule), gardez à l'esprit que le rédacteur de ces lignes n'a pas accompli le millième de ce qu'Osamu Mizutani a pu faire dans sa vie. Par conséquent, prenez la critique pour ce qu'elle est : la piqûre d'un moustique sur la peau d'un géant. Blessures Nocturnes le manga n'a rien de sensationnel, c'est sa qualité de témoignage du parcours de Mizutani qui lui donne sa valeur, rien d'autre.