Cela faisait longtemps que je cherchais à lire cette série. Devant les bonnes critiques, je savais en principe à quoi m'attendre : du très bon. Et bien non, j'ai quand même été surpris. Avec Théodore Poussin, Frank Le Gall est rentré, mine de rien, dans le cercle très restreint des grands auteurs de bande dessinée, voire des grands auteurs tout court.
Mine de rien, car au premier abord, rien ne laisse penser que nous avons affaire à une œuvre magistrale. La couverture du premier tome de la série, « Capitaine Steene », nous montre en gros plan le visage de notre fameux Théodore. Un visage rond, lunaire, quasiment chauve. Une sorte de Tintin plus rondouillard et à lunettes. Et de fait, le trait de Le Gall, notamment dans les premiers albums, est plutôt rond et chaleureux, à peine réaliste, plus proche de l'école de Marcinelle que du Journal de Tintin en somme, même si Le Gall possède indéniablement un style bien à lui. Un style qui laisse penser qu'il s'agit d'une BD plutôt humoristique ou réservée aux enfants.
Le Gall cache bien son jeu. Car Théodore Poussin est une série pour les adolescents et peut-être même surtout les adultes. Derrière ce coup de crayon sympathique, les références de notre dessinateur et scénariste sont en fait profondément littéraires. Plus précisément, la littérature d'aventure des XIXe et XXe siècle : Conrad, Stevenson, Cendrars, Baudelaire... Mais aussi Shakespeare et tant d'autres. Le Gall a un véritable amour de la grande littérature, notamment celle qui fait la part belle aux voyages à l'autre bout du monde, mais aussi qui dépeint l'hubris des hommes...
Avec son héros au départ effacé, et au character design bien défini mais relativement neutre, c'est comme si nous étions plongés dans le corps de Théodore (comme pour Tintin) et que nous voyions à travers ses yeux les soubresauts d'une vie au départ tranquille, balancée dans l'aventure la plus pure... Et par le biais de Théodore, nous côtoyons ces hommes (j'y reviens) « bigger than life », ces personnages hauts en couleur, parfois équivoques, certains fascinants, pas loin d'être détestables mais attachants (Steene, et surtout Town), d'autres héroïques mais qui savent se salir les mains (Martin), des personnages plus énigmatiques, presque lunaires (Sir Brooke) ou encore, comment ne pas l'évoquer, le personnage peut-être le plus mystérieux de la série : Novembre, une trouvaille géniale de Le Gall. C'est en effet une des grandes qualités de cette série : les personnages sont tous complexes, avec une part d'ombre et de lumière. Ce qui ne la rend que plus passionnante.
Par ailleurs, cela vous paraîtra sans doute paradoxal : Théodore Poussin est une série quasi exclusivement basée sur l'imagination de son auteur. Son héros parcourt l'Asie du Sud-Est, sur terre et sur mer, alors que Le Gall n'a jamais mis les pieds sur le continent asiatique... Et ne souhaite pas s'y rendre. Cette série est donc une pure œuvre de fiction. Pourtant, on est transporté avec Théodore dans cet Extrême-Orient fantasmé, on tombe dès le premier album sous le charme envoûtant de cet ailleurs si différent, si captivant et nébuleux... et si beau.
Deuxième paradoxe, et non des moindres : ce qui intéresse Le Gall ce n'est pas tant les voyages de Théodore que les hommes et les femmes qu'il côtoie. Théodore Poussin est une série où les péripéties découlent des rencontres de son héros. Avec Novembre, Martin, Town, Steene... Toutes ces personnes vont changer sa vie et le faire grandir. Et c'est ce qui fait le sel de cette série : ces personnages terriblement attachants car profondément humains, avec leurs qualités et leurs défauts.
Mais ne nous y trompons pas, quand Le Gall nous fait cet aveux, c'est avec sa modestie habituelle. Le cadre de ces aventures compte également beaucoup dans la réussite de la série. Le port de Dunkerque dans « Capitaine Steene », la fuite sur les toits dans « Le Mangeur d'Archipels », le cimetière tropical à l'abandon dans « Marie Vérité », la brume épaisse de « La Maison dans l'île », la Terrasse des audiences, de nuit, dans le diptyque éponyme... Autant de lieux et de séquences mythiques, sortis de l'imagination foisonnante de Le Gall.
Je parlais de pure œuvre de fiction. Là encore, je dois apporter une nuance. En fait, Théodore Poussin est inspirée à la base par l'histoire du grand-père de Frank Le Gall, Théodore le Coq. Le narrateur des premières pages de « Capitaine Steene » reprend en réalité textuellement ce qui était inscrit dans le journal intime de Monsieur Le Coq. Tout comme son alter ego de papier, le grand-père de Le Gall travaillait dans une compagnie maritime, et à force d'entendre ces noms qui font rêver (Dakar, Buenos Aires, Shanghaï...), il a décidé lui aussi de prendre la mer. Mais sur cette base, Le Gall va créer une destinée originale à son héros, et le grand-père de Le Gall lui dira souvent « Ah ça par contre, je ne l'ai pas vécu », sans doute troublé par cette mince frontière entre réalité et fiction.
Pour finir, je tiens à m'attarder un peu sur le personnage de Théodore Poussin. S'il est au début davantage un témoin et un médiateur entre le lecteur et les personnages, il gagne peu à peu en assurance, et de jeune homme, devient un homme tout court. Un homme qui conservera jusqu'au bout son intégrité, même dans les pires moments et confrontés aux pires individus. Un homme qui se tient droit, comme une lumière dans un monde trouble et obscur. Une flamme qui vacille parfois, face à certains évènements tragiques qui traversent sa vie, mais qui perdure quoi qu'il arrive. En cela, même si certains passages de la série s'avèrent sombres, il y a toujours un côté lumineux, souvent personnifié par Théodore ou par certains de ses amis.
Ainsi, j'espère vous avoir donné envie de vous plonger dans cette série phare ou de la redécouvrir. Certes, tous les albums ne sont pas de la même qualité, les 7 premiers sont magistraux, les autres sont un peu en deçà. Mais dans l'ensemble, il s'agit d'une série qui a fait date dans l'histoire de la bande dessinée. Et Le Gall conserve toujours aujourd'hui cette aura d'un auteur particulièrement talentueux. Quand on lit Théodore Poussin, on ne peut qu'être admiratif et reconnaissant à son égard. En tout cas, moi je suis conquis. Du fond du cœur, merci Frank pour cette magnifique série.
Critique à retrouver sur mon blog ici.