« Je me souviens bien de ce jour : le 30 janvier 1933… » C’est par ces mots, et avec une case présentant une bourgade a priori sans histoires, que s’ouvre Chez Adolf. Hitler vient d’arriver au pouvoir et un tenancier de bar en profite pour rebaptiser son établissement en son honneur. Ce n’est que le début d’une longue série d’événements qui redéfiniront, touche par touche, le quotidien de millions d’Allemands, dont une poignée nous intéresse particulièrement : les divers habitants d’un même immeuble, principaux protagonistes d’une bande dessinée aussi remarquable dans le geste qu’effrayante dans le propos.


Si ces résidents forment un bloc aux dynamiques propres et mouvantes, c’est surtout à travers le Professeur Karl Stieg que le lecteur va appréhender l’Allemagne nouvelle qui émerge : professeurs congédiés puis expédiés vers les camps, élèves portant l’uniforme nazi, Juifs boycottés ou menacés, dévots du Führer s’affirmant peu à peu, ronde quotidienne des S.A., embrigadement précoce au sein des Jeunesses hitlériennes… Outre l’accession au pouvoir du chef du parti national-socialiste, d’autres événements historiques investissent les planches admirables de Ramón Marcos : l’incendie du Reichstag, les autodafés encouragés par Joseph Goebbels ou les appels au boycott des commerces juifs.


Rodolphe scénarise en clerc les doutes qui assaillent les Allemands modérés : le Professeur Karl Stieg a beau se désintéresser des questions politiques et regretter les actes de violence perpétrés par les adorateurs d’Adolf Hitler, il finit par se compromettre et rejoindre les rangs nazis – pour se fondre dans la masse. Même le curé du village, pourtant ardent défenseur des Juifs, semble se faire une raison : la vague brune emportera tout sur son passage, tant et si bien que rien ne sert de lui résister, si ce n’est éventuellement de l’intérieur. Et puis, il y a les promesses, les gratifications, tout ce qu’on vous fait miroiter en échange de votre fidélité : promotion et/ou pérennité professionnelle, nouvel ordre moral et culturel ou, plus généralement, une Allemagne enfin libérée de ses complexes, du Traité de Versailles et du marasme économique.


Au milieu de cette bande dessinée, une scène, tellement édifiante : le tenancier de Chez Adolf (le bar rebaptisé) invite d’un geste avenant une connaissance à pénétrer dans son établissement. L’espace d’un instant, ce nazi enthousiaste semble avoir oublié la judaïté de ce voisin convié à le rejoindre, mais aussi le fait que la porte de son café est flanquée d’un écriteau en interdisant l’entrée aux Juifs ! Toute l’absurdité de la société nazie est là, et on devine déjà que plus l’idéologie et les slogans vont porter, moins la mémoire d’une cohésion passée pourra faire lien. Cela, Rodolphe le restitue avec une habileté remarquable, dans des cases soignées et réalistes.


Article publié sur Le Mag du Ciné

Cultural_Mind
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le 8 juil. 2019

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