Les premières images de Blade Runner donnent le ton : au coeur de la nuit, en vue aérienne, elles offrent à découvrir une mégapole titanesque de laquelle s'échappent des colonnes de feu et des essaims de lumière. Personnage à part entière, inspiré du Metropolis de Fritz Lang, le Los Angeles de 2019 est bouillonnant, lugubre, abreuvé de constructions rétro-futuristes, submergé par les pluies acides et les écrans de publicité. Quatre réplicants en rébellion, sortes d'esclaves modernes, s'y abritent dans l'espoir de rencontrer leurs créateurs, hommes de science s'étant subrepticement substitués à Dieu, une double nature dont les fondements, quasi métaphysiques, irrigueront tout le film.
Dans ce futur dystopique, une « vie nouvelle » est permise par les colonies de l'espace, mais l'homme n'en reste pas moins empêtré dans ses réflexes primaires et autodestructeurs : après avoir connu le désastre des guerres nucléaires, il bafoue la bioéthique en créant des androïdes à mémoire affective, puis instaure un climat permanent de paranoïa, tout entier condensé dans des tests de validité censés confondre les réplicants renégats. Dépourvus de passé mais sensibles et dotés d'une mémoire artificielle, ces robots à visage humain se dressent contre une extrême précarité existentielle. Pour prévenir tout processus d'humanisation, l'obscure Tyrell Corporation les a conçus avec une durée de vie des plus brèves, ce que contestent violemment les androïdes séditieux menés par le charismatique Roy Batty, campé par un Rutger Hauer déchirant et au sommet de son art.
Ce n'est certainement pas un hasard si Blade Runner tutoie les grands classiques du septième art. Avec un sens magistral de la mise en scène, Ridley Scott y explore des thèmes aussi variés que l'humanité, le relativisme, l'émotion ou la mort, le tout dans un savant mélange de science-fiction et de polar noir. Envoûtante et grandiose, fascinante tant visuellement que par les questions qu'elle laisse en suspens, cette adaptation de Philip K. Dick aligne ingénieusement les typologies de personnages (humains, réplicants, renégats, créateurs, créatures...), les métaphores (la verticalité de la ville renvoyant par exemple à celle de la société hiérarchique) et les séquences mémorables, la moindre n'étant certainement pas ce monologue final, « Tears in rain », à la fois beau et cruel.
Devant tant de maîtrise et de maestria, on en viendrait presque à oublier que le tournage fut pénible et tendu, que les screen-tests s'apparentèrent à une authentique catastrophe et que le film se transforma vite en gouffre financier. Une aberration heureusement amendée par le temps, qui rendra justice à la réalisation si inspirée de Ridley Scott, à la photographie colorée de Jordan Cronenweth, aux décors urbains et verticaux de Lawrence G. Paull, ainsi qu'à l'écriture et l'interprétation idoines de Rick Deckard, personnifié par l'excellent Harrison Ford. Que dire alors, sinon opus magnum ?
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