Tiens, des filles ! On ne peut pas dire que la gente féminine soit sur-représentée dans Cesare : il aura fallu attendre quatre tomes pour rencontrer la fameuse Lucrezia, ainsi que les autres femmes du clan Borgia, mais il s'agissait de chapitres parallèles. En ce qui concerne l'intrigue principale, nenni ! Je commençais à croire que Pise au XVème siècle était l'inverse de l'île de Themiscyra des Douze Travaux d'Hercule : peuplée uniquement par des hommes.


Cela n'aurait peut-être pas été plus mal... probablement due au décalage culturel avec le Japon, la représentation du beau sexe par Fuyumi Soryo et Motoaki Hara laisse un peu à désirer, selon moi. Que Cesare soit particulièrement cavalier avec elles reste conforme à sa réputation historique : que ce soit comme diversion pour piéger son poursuivant dans les rues pisanes ou pour narguer ses adversaires lors du tournoi, elles ne sont pour lui que des objets bons à manipuler, exactement comme Angelo et Miguel. Sauf qu'au moins ces derniers prennent-ils conscience de cet état de fait.


Or, les jeunes brodeuses séduites par nos deux étudiants sont, disons-le franchement, un peu écervelées : il suffit de leur toucher la main et de les abreuver de belles paroles pour les émoustiller. Pire, elles ne s'offusquent pas de se faire maltraiter, puisque la dénommée Ottavia embrasse le bel Espagnol à pleine bouche alors qu'il a clairement oublié jusqu'à son nom, tandis que nous verrons Emilia s'enticher d'Angelo alors que celui-ci ne lui a donné aucune véritable raison de le faire, si ce n'est son joli minois. Ces personnages ne sont là que pour servir l'évolution narrative des mâles, et je trouve ça regrettable.


Enfin, au moins le scénario progresse-t-il assez vite, puisque Cesare confronte donc le tueur envoyé par Giuliano della Rovere pour lui faire la peau. Hélas, la témérité de son maître force Miguel à estourbir le sicaire avant qu'il ait pu leur confirmer son commanditaire , ou révéler l'identité du traître infiltré dans la Fiorentina. Cela donne lieu à une dispute mémorable entre l'outrecuidant Borgia et son garde du corps, qui ne se laisse pas faire. Coincé entre un Cesare manipulateur et un Angelo crédule, Miguel est décidément la voix de la raison, dans toute cette affaire. Mais Francesco Remolines, précepteur du jeune homme, demande qu'on fasse preuve d'indulgence à son égard : "Cesare vient de vivre sa dernière journée d'enfance", fait-il remarquer, tant il est vrai que le jeune prince a pu profiter de quelques heures de liberté, loin de ses responsabilités et des yeux de ses cerbères, pour se mêler au peuple et profiter des mêmes plaisirs simples que ce dernier.


Sacré Cesare, on lui pardonne tout ! Francesco a mis le doigt là où il fallait : on a beau le savoir aussi froid et calculateur que Miguel le prétend, nous autres lecteurs savons que s'il est ainsi, c'est parce que son père l'a programmé pour l'être. Ces "incartades" nous apparaissent donc clairement pour ce qu'elles sont, à savoir un besoin irrépressible de respirer, loin des intrigues de cour et des luttes de pouvoir auxquelles aucun garçon de seize ans ne devrait jamais être exposé. Angelo da Canossa l'a bien compris lui aussi, qui offre à son ami une souvenir avec l'inscription latine : nulla est tam facilis res, quin difficilis set, quum invitus faciat. Semper avarus eget, un peu hâtivement traduite depuis la version japonaise en "la soif de savoir aide l'homme à avancer... l'avidité ne sait que le faire trébucher". Cesare médite ces paroles en souriant...


Le récit fait ensuite un saut indéterminé dans le temps - la brume et les arbres défraîchis suggèrent l'hiver, mais plus tard la populace ne semble pas habillée particulièrement chaudement - pour nous transporter dans une joute entre étudiants "du nord" (Français, Lombards, Flamands) et "du sud" (Espagnols, Napolitains, Siciliens, Florentins), censée commémorer les Croisades mais que l'archevêque Riario utilise pour divertir ses ouailles... tout en satisfaisant ses propres penchants, à en juger par sa réaction à l'idée du sang coulant sur le visage de son jeune protégé. Dans les faits, il s'agit d'un SuperBowl toscan avant l'heure, puisque les deux factions s'affrontent en armes et armures, montés sur des chevaux caparaçonnés !


Cette séquence donne lieu à de très belles prises de vues de la part de Fuyumi Soryo, notamment une double page à la John Ford, entre les pattes d'un cheval au taquet, face à ligne adverse. Elle nous permet également d'en apprendre davantage sur la géopolitique de l'époque, et notamment la rivalités entre les deux royaumes les plus puissants de cette fin de Moyen-Âge, la France et l'Espagne, pour le contrôle de cette zone stratégique qu'est l'Italie, rendue vulnérable par la division de ces innombrables duchés et principautés. La mention de la famille d'Anjou, qui disputait alors le trône de Naples aux Aragons, a fait chaud au cœur à l'ex-étudiant à l'université d'Angers que je suis ! Sauf que... toute ce simulacre de bataille pas si simulée dure toute la seconde moitié de l'album.


Oui, vous m'avez bien lu. C'est long, c'est beaucoup trop long ! Cette bataille est dynamique, elle est bien dessinée, mais elle est interminable ! Un autre problème qui la rend difficile à suivre, outre son rythme, c'est que l'usage du noir et blanc ainsi que les casques qui recouvrent les chevelures des protagonistes rendent leur identification quasi-impossible. Il en résulte un foutoir sans nom ! Cette impression de chaos généralisé est clairement recherchée mais elle nuit au plaisir de la lecture, en tout cas en ce qui me concerne.


Sa fin m'a tout particulièrement fait lever les yeux au ciel, d'exaspération. Évidemment, il fallait que cette brute d'Henri, remise de sa convalescence forcée du tome 3, défie sa bête noire Cesare Borgia en combats singuliers. Là encore, vous ne rêvez pas, j'emploie sciemment le pluriel. D'abord montés puis fantassins, ces affrontements entre le bœuf gaulois et le sphinx ibère sont dénués d'intérêt, surtout à ce stade. Nous savons pertinemment que Cesare va l'emporter, puisqu'il est certes moins fort physiquement que son adversaire, mais plus rapide, plus calme et plus malin ! À quoi bon ces redites de la corrida du Tre ?


Cela ne serait pas si terrible si Henri était un personnage intéressant, mais c'est une véritable caricature. Attention, mon verdict ne doit rien à un quelconque chauvinisme ; au contraire, je trouve salutaire que le lecteur francophone soit exposé à la réputation historique exécrable de notre pays, qui mettait régulièrement l'Europe à feu et à sang avant de se refaire une virginité en clamant fièrement les droits de l'homme et du citoyen. Les auteurs ont suffisamment d'intelligence pour remettre ce bellicisme dans le contexte de l'époque et de ses luttes sans pitiés entre chrétiens et musulmans, ou simplement entre chrétiens. Mais la finesse de leur écriture ne s'applique malheureusement pas au personnage d'Henri lui-même, ce qui le rend sans intérêt.


Seul point véritablement positif de leurs duels, à mes yeux : le clin d’œil, recréation des Croisades oblige, au gros-plan magnifique d'Orlando Bloom embrassant son épée avant de charger les impies dans le film Kingdom of Heaven de Ridley Scott : le visage ensanglanté et la chevelure éclatante de Cesare semblent se fondre dans un halo qui ne donne que davantage de puissance à sa prière : "Mon Dieu, donnez-moi la force".


Bref, pendant que nos deux énergumènes se tirent par la barbichette, c'est bien évidemment à Angelo, un peu par hasard, qu'il revient d'emporter l'étendard adverse, synonyme de victoire pour le camp du sud. Coup de chance, le bout de chiffon en question est gardé par le peu militaire Jean Balue, neveu d'un défunt cardinal angevin acquis à Giuliano della Rovere. Cela tombe un peu comme un cheveu sur la soupe, et il ne sera plus fait mention des frères Balue par la suite, mais si au moins cela nous permet d'en finir avec cette bataille interminable...


Cesare reçoit ensuite les félicitations du chef lombard Bernardo, apparenté à la belle Caterina Sforza, duchesse de Forli, appelée à devenir l'une de ses adversaires les plus acharnées. Le jeune homme en profite pour raconter à Angelo, et donc au lecteur, la fameuse histoire (probablement édulcorée, comme il convient lui-même) de Caterina ayant grimpé sur les murs de sa cité assiégée, pour montrer aux ravisseurs de son fils qu'elle avait "de quoi faire de nouveaux enfants" tout en soulevant sa robe...


Pfiou, pas fâché d'être débarrassé de ces Croisades de cour de récré, elles ont un peu cassé le rythme de l'intrigue principale, qui pourtant se resserrait de belle manière avec la mort du tueur dépêché par Della Rovere ! Au moins l'album se termine-t-il sur de jolies planches mélancoliques, où Cesare se demande, couché dans l'herbe et plus prophétique que jamais tandis qu'il observe le ciel : "Quand la terre sera rouge de notre sang, crois-tu qu'il aura toujours cette couleur azure ?" "Évidemment, répond Angelo avec son entrain habituel, le sang versé ne souille pas la demeure de notre père!" Puis le halo de lumière fait son retour, entourant cette fois l'oeil inquiet et curieux du jeune Borgia. "Aux portes de la mort, penses-tu que nous aurons le temps de lever les yeux vers lui?"


Icare de la Renaissance, Cesare Borgia était peut-être fait davantage pour les cieux que pour la terre... mais ce qui est certain, c'est que lui aussi se sera brûlé les ailes pour avoir approché le soleil de trop près, et bien trop tôt. La réponse à sa question, il l'emportera dans une modeste tombe navarraise...

Szalinowski
7
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le 7 oct. 2019

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