Comment comprendre Israël en 60 jours (ou moins) ? En lisant les aventures d’une jeune femme juive partie visiter Isräel aux frais du pays dans le cadre d’un programme destiné aux jeunes Juifs qui n’ont pas eu la chance de fouler leur terre sainte, évidemment !
Le programme Taglit est subventionné par Israël et permet à des Juifs du monde entier de venir visiter « la terre de leurs ancêtres » pendant dix jours, tous frais payés, avec d’autres jeunes de leur âge de même confession. Et comme le dit l’héroïne et narratrice, Sarah, ça sent un peu la propagande pro-sioniste pour légitimer l’état israélien auprès des Juifs du monde entier. Sauf que Sarah n’est pas dupe, et en bonne Américaine progressiste de gauche, elle se considère d’emblée comme « anti-Israël » et pro-palestinienne. Parce qu’être progressiste, c’est diviser le monde en deux camps et identifier les méchants d’une manière absolutiste, évidemment.
Et gros twist final : Sarah se rendra compte qu’il existe des Juifs « bons », et que « Juif ou non-Juif, nous faisons tous partie de la condition humaine ». Et voilà le souci de cette BD : elle est navrante de simplisme, d’idées préconçues et d’incohérences.
Parce que Sarah est partie à Israël en se persuadant qu’elle se ferait laver le cerveau par les divers guides et accompagnateurs au cours de son voyage, et il ne se passe jamais cinq pages sans qu’elle n’émette une théorie du complot d’une rare profondeur : « Israël cherche juste à se donner une bonne image, et à justifier ses actions sur ces terres ! ». Bah sans blague, ça ne fait pas partie du contrat tacite passé avec la société qui te paye ton voyage, ta nourriture et ton hébergement ? Et quand on visite Bordeaux, faut-il attendre de l’office du tourisme qu’il explique que tel et tel bâtiments furent construits avec l’argent issu du commerce triangulaire ou à Bruxelles que tel autre fut érigé avec le sang des Congolais ? C’est un faux procès que de reprocher à ce genre d’organismes de vouloir donner une bonne image du pays visité, et l’essentiel des réflexions de la jeune femme se concentre là-dessus.
Le souci, c’est qu’elle ne connait pas grand-chose de la situation au Moyen-Orient, des problèmes géopolitiques qui peuvent survenir dans la prise de décision d’un état, et que concrètement ses « opinions » se résument à ce qu’elle a lu dans la presse de gauche américaine : Israël est méchant, a volé des territoires aux Syriens, expulse des Palestiniens et construit des colonies illégales selon le droit international. (ce que je ne réfute pas spécialement, attention) Et du coup quand elle visite le plateau du Golan, elle suggère qu’Israël devrait rendre le territoire aux Syriens, alors que ce territoire est le château d’eau du pays et aussi le lieu stratégique pour pilonner le reste du territoire. Parce qu’entre les grands idéaux moraux et la realpolitik, il y a souvent un fossé, et on ne peut exiger d’un État qu’il laisse à d’autres avec lesquels ses relations sont mauvaises d’énormes quantités d’eau potable (surtout quand on est en situation de stress hydrique) ou une telle ouverture stratégique sur son territoire (ce serait compromettre la sécurité de ses propres citoyens). Qu’on supporte ou pas Israël, ça me semble juste évident qu’il ne sera jamais dans leur intérêt de le faire.
Mais là où l’idéalisme naïf devient hypocrite, c’est quand on se rend compte que sur les 210 pages de cet ouvrage assez indigeste, pas une n’est consacrée à la Palestine, pourtant tant défendue en paroles par l’auteure. Quand après son périple tous frais payés par l’État, elle a enfin l’occasion de se rendre à quelques kilomètres de Jérusalem en territoires palestiniens, elle n’ose finalement pas y aller, alors qu’elle vante pendant tout l’ouvrage la bienveillance des Palestiniens et l’injustice de leur condition. Sans jamais vouloir y mettre les pieds ou se confronter réellement à tous ces gens qu’elle aime tant défendre dans des petits cafés pour « gauchistes progressistes », qui ne le sont qu’en théorie. (ce dont elle se vante également)
Elle avoue-même se sentir plus à sa place en assistant à une pièce de théâtre dans une langue qu’elle ne comprend pas, entourée de gentils Juifs bien éduqués (selon ses valeurs, càd qu’ils aiment « le théâtre intellectuel et l’art moderne ») plutôt qu’au milieu du quartier musulman de Jérusalem, trop peuplé à son goût.
Et tout ça est bien dommage, parce qu’au fond cette BD n’est pas inintéressante, elle permet de voir le point de vue israélien en profondeur, et surtout la politique menée par Israël à l’égard de ses possibles futurs ressortissants. Une opération de séduction rondement menée, et relativement honnête, tant elle semble évidente jusque dans les termes du contrat : il faut être Juif et vivre à l’étranger, et visiter obligatoirement certains sites tels que le musée de l’Holocauste. Dans ces conditions, il faut être extrêmement naïf pour espérer avoir un regard critique sur le conflit israélo-palestinien et sur les méfaits d’Israël. Et au fond, ça justifie presque les encombrantes réflexions de Sarah, qui tente toujours de contrebalancer ça avec ses petites assertions un peu faciles et évidentes. Qui deviennent redondantes très vite, mais permettent au moins d’afficher (trop) clairement le sous-texte du bouquin, qui en soi est une critique de l’Israël moderne. Avec finalement beaucoup de compréhension par rapport aux choix opérés par le pays.
Je ne critique pas cette BD sur son parti-pris pro ou anti, mais plutôt sur la vacuité de son positionnement, sur l’ensemble de ces préjugés déblatérés au fil de pages, sur l’acharnement presque endoctrinal de l’héroïne pour défendre les Palestiniens dans toutes les situations possibles alors qu’elle n’a même pas essayé de les rencontrer, de comprendre leur point de vue ou leur manière de vivre le conflit. Ce que je critique, c’est cet activisme qui ne fonctionne qu’en théorie, parce que c’est plus facile de débattre du multiculturalisme autour d’une bière entre copains vaguement « gauchistes » à New-York que d’aller rencontrer un Palestinien et d’essayer de comprendre sa vie autrement qu’en lisant le dernier article relayé sur Facebook.
Et puis même s’il est quelque peu inadéquat de comparer des malheurs historiques, voir des Américains faire la leçon aux Israéliens pour leur ingérence en territoires palestiniens, ou même pour l’expulsion des « premiers habitants » des terres qu’ils ont conquis, ça me fera toujours doucement rire.
PS : sinon les décors à l’aquarelle sont parfois très jolis.
PS2 : Si vous voulez une BD qui critique Israël intelligemment, avec plus de réflexion et d’analyse, lisez Palestine de Joe Sacco. Un vrai journaliste qui connait véritablement l’histoire du conflit et qui s’est rendu à Gaza et en Cisjordanie.