Les Dirty Comics, ou Tijuana Bibles, représentent un pan oublié de l’histoire de la bande dessinée américaine, et pour cause, ils ne sentent pas le collant propre. Vendus dans des endroits mal-famés, imprimés sur du papier de mauvaise qualité, leur contenu licencieux bafouait ainsi droits d’auteurs et intégrité morale des célébrités impliquées. Car il s’agissait de bandes dessinées érotiques assez peu frileuses.
Difficiles à dater, sans auteurs référencés, distribués par des éditeurs clandestins et des imprimés qui n’étaient pas conçus pour résister au temps ; ce sont autant de raisons qui font que cette immense production est mal connue. Réalisés entre les années 1920 et les années 1960, leur âge d’or coïncida avec la Grande Dépression des années 1930. Les souffrances économiques étaient balayées le temps d’une lecture un peu coquine à bas prix.
Mais pour les historiens elles représentent aussi une des premières formes de la bande dessinée indépendante américaine, bien avant Crumb ou Gilbert Shelton, bien loin dans les marges de la production commerciale.
Certains auteurs renommés mais disgraciée, comme Joe Shuster, co-créateur de Superman mais en froid avec DC Comics et donc mis sur liste noire, ou d’autres qui ont pu s’amuser sur ces productions adultes ont participé à ces fascicules, même s’il est difficile de les identifier. Mais la majeure partie des illustrateurs étaient des dessinateurs plus maladroits, sans grande maîtrise technique.
Cette diversité se retrouve dans ce premier recueil des éditions Allia, au petit format agréable et travaillé, loin de l’édition au rabais lors de leur parution à l’époque, ce qui a dû faire plaisir aux responsables impliqués ou à leurs fantômes depuis l’Enfer où ces productions les ont certainement mené.
Comme c’était souvent le cas, ces petites histoires de 8 cases sont le plus souvent des caricatures pornographiques de stars ou de bandes dessinées de l’époque, tentant parfois d’imiter le style graphique. Ce recueil n’indique pas les modèles détournés, ce qui aurait été plus croustillant, c’est regrettable. Mais on peut y reconnaître aussi bien la célèbre actrice Joan Crawford, rebaptisée Joan Crawfoot, déterminée à perdre sa virginité avec Frankie (probablement Franchot Tone, acteur régulier et deuxième mari). Greta Garbage, allusion évidente à Greta Garbo, autre célèbre actrice, est confrontée à l’appétit sexuel d’un jeune premier.
Pour les œuvres parodiée, les responsables ne prennent le plus souvent même pas la peine de travestir le titre de l’œuvre érotisée, moins inquiets des procès. Le détective Dan Dunn, héros de comic-strip entre 1933 et 1943, est aux prises avec une femme mariée mais peu fidèle. Son aventure, au trait épais, est d’ailleurs l’une des mieux réalisées du recueil. Le vagabond Pete The Tramp, amusant personnage et plus connu chez nous sous le nom du Père Lacloche publié dans le Journal de Mickey a aussi droit à ses aventures, de même que d’autres encore, tels que Goldie, Dixie Dugan ou The Gumps, moins connus chez nous.
A ce panorama perverti de la culture américaine de ces années, il faut signaler que la charmante Betty Boop en fait aussi les frais, sexuellement mais aussi esthétiquement, la version pornographique est assez peu ressemblante et très maladroite dans l’exécution. Mais son escapade sexuelle à la recherche de quelques sous lui permet de croiser encore d’autres figures, dont un Popeye bien équipé.
Les histoires sont assez simples, le plus souvent sur un même schéma, en 8 cases horizontales. Mais avec quelques différences qui démontrent une production parfois plus aventureuse, comme « A Hollywood secretary goes to work » aux 16 pages en hauteur, même si le développement de la pagination n’entraîne pas une meilleure histoire. C’est tout de même bien dessiné. Pour Maggie (de Bringing up Father/La famille Illico, classique du comic-strip américain, quasiment centenaire, sporadiquement édité chez nous), la forme là encore change un peu, avec des illustrations en hauteur et surtout quatre vers qui accompagnent chaque image. Le but étant d’en faire un recueil de conseils pour trouver un homme ; assez grivois mais très amusants.
Ce recueil est aussi une bonne illustration des fantasmes de cette époque, où le puritanisme en est complètement absent. Le lecteur d’alors pouvait respirer un grand coup hors du carcan moral. Les femmes y sont assez délurées, évidemment, toutes maîtresses de leurs relations, une seule étant entraînée, mais pour son plus grand plaisir. Les actes sexuels sont autour de la pénétration vaginale mais en proposent d’autres, assez variés, tels qu’un cunnilingus, l’emploi d’un godemichet, avec même une case de zoophilie et une hermaphrodite impliquée. Une sacré imagination en tout cas, même si ces onze histoires sélectionnées par l’éditeur ne représentent pas forcément l’essentiel de la production.
Assez curieusement (quoique), la sélection du Prix du Patrimoine du festival d’Angoulème n’a jamais mis en avant ces réeditions bienvenues par Allia. En dehors de leur érotisme un peu grivois et de leurs dessins parfois un peu maladroits, désuets mais charmants, ces récueils de Dirty Books sont pourtant assez amusants, de belles curiosités sans chichis, qui témoignent de leur époque, sexuelle et surtout culturelle. De nos jours, il y a la Règle 34 sur Internet, à l’époque il y avait ces bandes dessinées.
En extrait bonus, la première histoire du recueil (pas la meilleure, hélas)