J'imagine, étant donné sa trame, qu'il n'est pas inapproprié que ce Dodici, tome douze de Cesare, se soit autant fait désirer ; il n'empêche, trois ans et demi à attendre depuis la sortie de l'album précédent, c'est long ! La série de Fuyumi Soryo s'étant imposée comme ma préférée du paysage bédéphile actuel, cette fébrilité allait forcément influencer mon appréciation de ce douzième opus. En bien ou en mal ? Un peu des deux, je crois.


Il a beau s'être passé plusieurs années depuis que nous autres lecteurs francophones nous sommes penchés sur les aventures de Cesare Borgia, Dodici démarre exactement là où Undici s'était terminé : à Sienne, où le fils du cardinal Borgia cherche à s'attirer les faveurs de l'influente famille Gonzaga. Jaloux du succès de l'Espagnol auprès de la gente féminine, le jeune Giovanni Gonzaga ne tarde cependant pas à tomber à son tour sous le charme du ténébreux Cesare. Des plus durs que toi y ont cédé, Giogio !


Ces planches d'ouverture n'ont cependant rien d'homo-érotique : Cesare se montre très direct avec Giovanni, dont la famille est en charge des puissantes armées de la République Sérénissime de Venise. Il lui révèle que d'après ses informateurs, le cardinal Giuliano Della Rovere a l'intention d'allier le Saint-Siège au royaume de Naples en lui confiant la charge des affaires militaires de la Curie... jusqu'à présent prérogative vénitienne ! Voilà donc le jeune Borgia en route vers Mantoue, fief des Gonzaga, pour sceller un pacte qui pourrait bien signifier le soutien conséquent de la Cité des Doges à la candidature de son père au Trône de Saint-Pierre...
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Les retournements d'alliances, déjà bien amorcés dans le tome précédent, sont le leitmotiv de Dodici, véritable danse où l'on change frénétiquement de partenaire. Les Borgia sont sur le point de gagner un Giovanni à leur cause, mais aussi d'en perdre un autre : le gentil et naïf cardinal Medici, nouvellement intronisé, et qui malgré son amitié pour son condisciple de l'université de Pise, n'est pas assez autoritaire pour s'opposer aux décisions de son frère aîné Piero, maître de Florence, qui entend rompre avec la politique de feu son père Lorenzo Il Magnifico en basculant dans le camp de Della Rovere.


Résultat : dans les couloirs du Vatican, le pauvre Giovanni n'ose même pas croiser le regard de son protecteur Rodrigo Borgia. Ce dernier n'en a cure mais il sait que l'heure est cruciale. Les événements s'accélèrent : Milan, sous l'impulsion de Leonardo da Vinci, envoie sa flotte à Ostie pour faire pression sur la Curie, en passe de devenir son ennemie si les plans de Della Rovere sont exécutés. Leurs alliés d'hier et nouveaux adversaires napolitains et florentins font de même. "Dorénavant, les Medici sont les ennemis des Borgia", déclare froidement Cesare.


La raison de tout ce remous, rappelons-le, c'est que Sa Sainteté Innocent VIII se meurt : de fait, son rendez-vous avec le Créateur est entériné en milieu d'album, ce qui donne lieu à une très belle planche montrant l'obscurité s'abattre sur les ruines de la Rome antique. La nature ayant horreur du vide, le Saint-Siège ne perd pas beaucoup de temps à le pleurer et met en route le fameux conclave destiné à lui trouver un successeur. Deux candidats se détachent depuis un certain temps, Rodrigo Borgia et Giuliano Della Rovere, mais il ne faut pas croire que cet apparent bipartisme rende l'élection aisée, loin s'en faut.


La majeure partie de Dodici est donc construite autour du processus de désignation d'un nouveau souverain pontife, qui voit le collège des cardinaux s'isoler complètement du reste du monde en s'enfermant dans la Chapelle Sixtine. Aucun n'est cependant à l'abri des tentatives de corruption et de marchandage, pratique courante à l'époque. Le cardinal vénitien Maffeo Gherardi est ainsi particulièrement convoité, tant par Cesare lors de son passage à Mantoue que par son compatriote Giovanni Michiel, âme damnée de Della Rovere, sur le seuil même de sa cellule improvisée au Vatican !


On comprend mieux comment cette débauche d'intrigues de palais a pu demander un temps de gestation aussi long de la part de Fuyumi Soryo. Ce n'est effectivement pas une mince affaire que de rendre passionnant ce qui n'est, en fin de compte, qu'un vote entre petits vieux ! Mais une fois encore, l'autrice japonaise s'en sort avec habileté. Il faut dire que son complice l'historien Motoaki Hara reconnaît en annexe qu'il n'existe plus aucune trace du déroulement précis de ce conclave de 1492, ce qui leur permet d'insuffler un peu d'humour et de légèreté à cette occasion solennelle ! La réaction du cardinal Carafa, arrivé bien malgré lui en tête des deux premiers tours du suffrage, est particulièrement hilarante ("Je suis en tête des suffrages... moi, en tête des suffrages !"), de même que les rêves de grandeur du veule Michiel ("Qui sait, sur un malentendu j'ai peut-être une chance de finir élu !")


De manière générale, cependant, les points forts de Dodici sont aussi ses points faibles : il est certes bon de voir les événements gagner significativement en importance... elles sont loin, les joutes et amourettes estudiantines à l'ombre de la tour de Pise ! L'inconvénient, c'est que la dimension humaine du récit en prend un coup : le flegme calculateur des Borgia père et fils n'est plus contrebalancé par l'ingénuité d'Angelo da Canossa, réduit au rang de témoin quasi-muet du conclave, ni même par le cynisme acerbe de Miguel de Corella, absent quant à lui de l'album, si ce n'est le temps d'une malheureuse case silencieuse ! C'est toujours un peu problématique lorsque le personnage le plus attachant et celui le plus intéressant sont réduits à la figuration...


Fuyumi Soryo rattrape un peu le tir en fin d'album, lorsqu'elle prend ses distances avec le conclave pour s'intéresser au point de vue de tous ceux réduits à l'impuissance par la lenteur du processus électoral : Lucrezia Borgia, Giulia Farnese et Adriana Orsini cloîtrées au Palazzo Borgia d'un côté, Cesare, ses amis espagnols et Giovanni Gonzaga occupés à dresser leurs montures pour le Palio siennois de l'autre. Une fois n'est pas coutume, l'album se termine sur une note sentencieuse, au travers d'une déclaration tranchée de Cesare, plus déterminé que jamais. À Giovanni qui lui demande ce qui se passera si son père Rodrigo devient pape, l'énigmatique Espagnol répond "Dans un premier temps... je détruirai la Curie !" Que veut-il dire par là ? Réponse avec Tredici... espérons qu'on est pas à attendre plus de trois ans d'ici là !

Szalinowski
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le 17 févr. 2020

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