Toujours prompt à vomir sur les excès du Shônen contemporain, me voilà présenté face à ce qui fut le point culminant du mont Shônen, s'élevant par-delà même les nuages. On retrouve les poncifs habituels : le héros pur et innocent qui gagne en bravoure au fil des épreuves, des gags intempestifs, des personnages féminins qui ne servent pas à grand chose (un classique dont je ne me suis jamais plaint) et de la démesure sur le plan des rapports de force. Démesure d'autant moins bienvenue que le contexte s'inscrit dans un cadre sportif réaliste au lycée.
Et malgré cela ou plutôt... grâce à cela : la recette est réussie et vaut son pesant d'or. Comme quoi, ce ne sont pas les codes du Shônen qui sont viciés, simplement le dosage de chaque élément qui le constitue dans la plupart des mangas actuels.
Pour m'intéresser à une fiction dont le sujet principal se veut le sport : il faut se lever tôt. Très tôt.
Slam Dunk a évidemment une place de choix dans mon cœur, mais cela tient à la virtuosité de Takehiko Inoue qui aura dessiné la légende au point de susciter des vocations au Japon. Coupons court à tous les fantasmes qui pourraient poindre : Eyeshield 21 n'est pas un nouveau Slam Dunk.
Le registre est clairement différent malgré le contexte qui se veut similaire. Bien que se voulant réaliste dans le principe, les parties de football donneront souvent lieu à des performances fantasques, toutes étant impeccablement mises en scène d'un point de vue graphique pour gagner en intensité et en superbe..
Mais c'est justement ce savant mélange d'exagération immodérée et de prestations sportives qui donne tant de goût à la recette Eyeshield 21 (sans pour autant que le reste des ingrédients doivent être négligés). Les parties de football se transposent systématiquement en combats Shônen sous la plume de Murata qui assumera d'ailleurs ce parti-pris artistique jusqu'à présenter les nombreux duels entre joueurs comme des affrontements à part entière.
Eyeshield 21, ce n'est pas votre manga sportif conventionnel : c'est onze personnages qui vont d'un champ de bataille à un autre pour lutter sans merci.
Le football américain se prête d'ailleurs admirablement bien à cette allégorie de la bataille rangée. Le sport se veut d'abord collectif, mais aussi violent et éminemment stratégique. Tout dans les règles du foot US prédispose à une adaptation en Shônen. Ce sport-ci plus que n'importe quel autre :
- Une équipe de onze joueurs pour justifier le recrutement classique des alliés du héros.
- Des ennemis tout désignés en la présence des équipes adverses, certaines plus puissantes que d'autres.
- Une confrontation physique où les tacles sont légions et les prétextes à l'emploi de la force brute tout autant.
- La figure du mentor toute désignée en la personne du coach.
- Un volet tactique omniprésent pour surprendre le lecteur sans avoir recours à la grosse ficelle de l'évolution de puissance (que l'auteur agitera toutefois souvent pour notifier les progrès de Sena).
Les règles du foot US étant peu connues, elles nous seront délivrées avec parcimonie, progressivement, match après match, de sorte à ce que le lecteur les apprenne en même temps que le héros, lui aussi néophyte. Le potentiel stratégique de ce sport paraissant alors intarissable dès lors où Riichiro Inagaki (futur auteur de Dr Stone) y va de son ingéniosité.
L'action et l'astuce sont de mise ; de quoi fidéliser un lectorat fasciné et intrigué par les nouvelles tactiques employées afin de contourner un adversaire dont le point fort se veut différent d'une équipe à une autre, histoire de bien varier les plaisirs.
Onze joueurs par équipe, plusieurs équipes récurrentes, cela dote le manga d'une pléthore de personnages aux personnalités bien tranchées et différenciées. Tout le monde y trouve son préféré bien que celui s'imposant de lui-même reste le capitaine de l'équipe des personnages principal : le démoniaque et roublard Hiruma (inspiré en grande partie du personnage de Tokuchi, issu du manga sportif et stratégique One Outs, publié en 1998 et adapté en anime en 2008).
Sans que le développement de la psyché des personnages principaux ne soit non plus la priorité de l'auteur, l'évolution de mentalité de Sena ainsi que de plusieurs personnages secondaires - y compris adversaires - ne sera pas traité de manière superficielle mais abordé progressivement et intelligemment ; ce que de nombreux auteurs de Shônen sont incapables d'accomplir à ce jour et depuis un certain temps déjà.
De l'action qui prend aux tripes, des personnages vivaces incapables de laisser indifférent, on pourrait s'estimer heureux de ce qu'on a à ce stade et pourtant, il y a plus. Si l'évolution de mentalité des personnages n'est pas superficielle, les séquences émotion - le genre sportif lycéen s'y prête plutôt bien - seront toujours justifiées et tomberont systématiquement à point nommé. Pas de tire-larme oppressif, juste ce qu'il faut pour émouvoir.
Mais les larmes se veulent plus rare que les crampes aux joues à la lecture de ce petit bijou d'humour. Là encore, nulle question d'étouffer le lecteur avec un humour poussif et essoufflé, simplement le juste dosage. Oui, un Shônen réussi, c'est un Shônen qui sait doser avec précision et tact chaque caractéristique qui le compose (humour, émotion, confrontations, psyché des personnages, univers, scénario...) ; cela, les créateurs d'Eyeshield 21 le savent et le mettent en application.
Côté trame, elle est similaire à tout manga sportif : on enchaîne les matchs dans le cadre d'un tournoi avec quelques parenthèses entraînement. Le système dudit tournoi fait que l'équipe des personnages principaux est souvent exposée à la défaite, accentuant l'enjeu de chaque match.
De même, l'auteur saura jouer la surprise en faisant surgir une équipe absolument inconnue des rangs pour supplanter l'une des favorites en fin de tournoi, rompant alors avec le prévisible grand chelem propre à tous les mangas sportifs où il n'y en a que pour les équipe rivales.
Eyeshield 21 tombera toutefois dans un travers classique et même tragique propre aux Shônens contemporains : il ne sait pas quand s'arrêter. On décide de traire la génisse jusqu'à ce que du sang ne lui sorte des pis. On a un peu plus de lait pour un temps mais, ce faisant, on tue la bête.
La mort d'Eyeshield 21 survient dès lors où il devient question d'un tournoi inter-lycéen mondial. Les matchs sont torchés en deux chapitres et la finale se veut fade et interrompue. On a voulu battre le fer tant qu'il était encore chaud, on n'en aura retiré que du plomb fondu et des cendres.
Pour autant, que cette fin de parcours chaotique ne serve pas de repoussoir à tout lecteur éventuel. Eyeshield 21, c'est une recette Shônen qui fonctionne et qui régale. Les grands matchs ne sont jamais décevants avant que ne survienne l'arc final. Que vous ne connaissiez rien à ce sport ne constituera en rien un handicap puisque vous serez pris en main dès le départ sans vous saturer d'informations d'emblée.
Vous n'avez aucune excuse pour ne pas lire le manga. D'autant moins que maintenant que son dessinateur se veut celui de One Punch Man et le scénariste celui de Dr Stone.
La Genèse d'un duo qui ne se limite pas à un seul succès critique se doit d'être connue de leurs lecteurs actuels, ne serait-ce que par curiosité.