Mention "Olibrius" BD Jeune Adulte 2021*
Incontournable Décembre 2021
Version courte:
Atypique roman graphique, Bd, bidule à bulle aussi sensible qu'addictif, Zviane s'approprie la BD pour nous faire vivre un intriguant cocktails d'émotions, dans cette histoire où se côtoie un peu de fantastique et d'Histoire. Avec ses nombreuses singularité graphiques , ses communications aux formes multiples et sa structure hors-norme, cette grosse Bd va vous demandez de sortir de votre zone de confort, mais ça en vaudra sans doute la peine. Lectorat Jeune Adulte.
Version exhaustive: ( parce que les œuvres marquantes méritent des détails)
Bon sang! Oui, c'est le mot. D'abord, on reste quelque peu déstabilisé par l’œuvre en question. Sa couverture particulière, son épaisseur ( 519 pages, on ne rigole pas!), son titre pour le moins étonnant, son style graphique qui pourrait être le résultat de crayonnages d'enfants, son choix de couleurs très limités et monochromes, mais surtout, SURTOUT! Par la présence de divers style de communication, dont une très improbable langue: le Banane-bananien, dont le nom seul fait foi de tout. Dire que cette BD est originale est donc un euphémisme, et je ne parle pas du temps considérable que cela aura prit à son autrice. La dernière fois qu'une BD m'avait déstabilisé ainsi, c'était avec "Chinese Queer", une autre grosse BD au style graphique volontairement singulier dont faire une critique relève pratiquement d'un tour en montagne russe. Et dont je ne me sens pas qualifié pour le faire. Bon, tentons quelque chose, alors!
Déjà, vous devez savoir que c'est une BD québecoise, alors on reconnait déjà un genre peu rependu, mais qui commence à se faire connaître. Ensuite, le lectorat est quelque part entre Jeune Adulte et Adulte, en témoignent la complexité des sujets malgré son apparence simple, et quelques scènes choquantes. Enfin, malgré son graphisme particulier et le casse-tête cérébrale de ces divers langages ( J'y reviendrai), j'en sors étonnamment indemne et même surpris de trouver le tout assez bon, en fait. Ça me rappelle mes premiers sushis: on peut être légèrement rebuté, mais au final, on en redemande. Il faut simplement passer par-dessus ses préjugés et ses habitudes.
Devant l'ampleur de la tâche de faire un résumé, une analyse et une critique, comme je le dis souvent: procédons par étapes. Autant commencer avec ce qui saute le plus aux yeux: le dessin. Je dois admettre que visuellement, on pourrait croire que même un enfant de 7 ans pas doué en proportions arriverait sensiblement au même résultat. Des bras trop longs, des nez en boule, beaucoup de minimalisme quand les personnages sont loin, j'ai du mal à donner un nom à ce style, très enfantin. Même le mouvement est impossible: il y a beaucoup de scènes où Fred tire Annabelle par un bras, alors que cette dernière flotte littéralement comme un drapé derrière l'adolescente qui court, ce genre de mouvement qu'on voit dans les mangas, mais aussi les BD belges comme Spirou et Fantasio, où les expressions sont très accentuées et les mouvements très amples. Bref, on ne peut pas dire que ce n'est pas dynamique! J'ai du mal avec le graphisme, même si au fond, il est très drôle et il sert bien son sujet. Je suis de ces lecteurs de Bd qui apprécie les belles illustrations, pleines de belles couleurs, de jolis détails, de personnages réalistes et de fonds très stylés, alors qu'ici, c'est tout le contraire. Rien n'est beau: les lignes sont brouillonnes, les personnages peu esthétiques et les couleurs vraiment peu attrayante. En même temps, c'est dur de croire qu'un illustrateur choisit ce style singulier sans réflexion. Comme dans "Chinese Queer", justement, où le graphisme moche traduisait en fait un constant état d'ébriété ou d'intoxication de la part du personnage principal. Je n'ai juste pas saisi le pourquoi d'un tel choix dans cette Bd-ci. Peut-être pour illustrer une certaine absurdité? Ou pour traiter d'un sujet lourd en employant un graphisme léger? Le seul petit détail que j'ai trouvé mignon se trouve dans le personnage d'Annabelle, qui a 6 ans. Quand elle parle ou s'exclame, sa tête change de forme et prend ce qui s'apparente à un bec d'oiseau ou une bouche de Pac-Man, comme si elle devenait un oisillon qui gazouille.
Ensuite, l'histoire. On commence directement dans l'action: Une adolescente , Frédérique, tente de fuir un robot, qui visiblement, est programmé pour la tuer. Dans cette plaine verdoyante où se déroule cette scène se trouvent deux autres personnages: Annabelle, qui a 6 ans, qui pleure juste côté d'un cadavre, l'autre personnage, Olivier Beaulieu, fraichement mort. Ces deux filles se sont échappées d'un laboratoire, avec Olivier Beaulieu, l'adulte fraichement mort. On comprend qu'un savant sans doute cinglé veut les détruire et tente malhabilement de pousser ses deux sbires, Mathias et François, à les retrouver.On comprend aussi que 32 et 80 ( Frédérique et Annabelle) ont des pouvoirs sur la matière. Et elles se retrouvent dans la ville "Football-Fantaisie", une des villes de l'Île et province Banane-Banane, pour fuir l'homme qui est à l'origine de la machine qui leur a fait développer des pouvoirs: Ariane. Dans cette ville, elle y rencontreront plusieurs personnages, qui nous feront connaitre les enjeux de cette si singulière province, détestée des autres, avec leur langue étrange et leurs particularités, leur côté irréductible et revendicateur plus vifs que jamais alors que se profilent des élections fédérales. À travers de nombreux retours en arrière, toujours appuyés d'une ligne du temps en dessins, on remonte aux origines du projet entourant les deux jeunes filles et l'implication du personnage mort d'entré de jeu, Olivier Beaulieu. Nous suivons aussi, en parallèle, le personnage d'Alice, une adolescente insulaire de Football-Fantaisie, qui nous donne une vue en contre-plongé de la province. C'est toute une fresque qui se peint sous nos yeux.
Vous l'aurez sans doute pressentie, cette Bd qui a des airs de "Charlie", de Stephen King, fait également dans le Social ( avec un gros "S") en fond de trame. J'ai cru y reconnaître le Printemps Érable 2012 ( les grosses manifestations québecoises liées aux hausses de frais scolaires, aussi connus sous le nom officieux "des manifestations des carrés rouges"), la Crise d'Octobre des Felquistes ( le Front de Libération du Québec qui a plongé le Québec dans une période de violences et de tensions sociales), la Révolution tranquille (*qui a marqué les années 60, au Québec, qui aura vu naître la fibre indépendantiste et nationaliste de la "Nation Québecoise" et aura marqué la fin d'une Église Catholique étouffante et totalitaire, entre autres importantes choses) et plus globalement les élections fédérales canadiennes. Un peu d'Astérix, aussi, avec ces irréductibles habitants ? Dans ce Canada inversé, ce qui constitue normalement le Québec est à l'Ouest et ce qui constitue la Colombie-Britannique à l'Est. De plus, la majorité des canadiens sont francophones ( très drôle!) alors qu'une minorité, les citoyens de Banane-Banane, parle leur étrange langue, composée de mots français, mais qui n'ont aucune logique connue, comme "Livret latin!" ou " Éclipse" ( La Police). C'est vraiment comique.
On peut se demander comment parvenir à comprendre les Bananiens comme Alice, jeune contestataire particulièrement coriace, ou la personne âgée qui a secouru Annabelle et Fred, qui a un penchant pour le cannabis et qui dresse des rats à la cannelle pour ses coup montés avec l'exterminateur de rats, ou encore les citoyens de Football-Fantaisie que l'on croise un peu partout. Non, pas la peine de chercher à traduire, ce n'est pas la peine. On peut comprendre ce qui se passe sans comprendre leur jargon. Surtout que la dame âgée en question est muette, elle communique en langue des signes ou grâce à son cellulaire. Il est a noté que cette BD n'a pas de fautes, du moins pas au sens où on l'entend. Je le précise car Annabelle, qui a 6 ans, a de multiples "fautes" d'orthographe et de syntaxe dans ses bulles, pour être en accord avec son langage peu développé et souvent fautif. Ça peut faire saigner des yeux au début, mais au final, son langage sonne comme la phonétique, l'écriture par sons. Enfin, il y aussi des personnages anglophones et nulle traduction ne vous sera fournie ( ou presque). Donc, côté langage, c'est un joyeux cocktail explosif, qui sollicitera à coup sur votre aire de Broca et votre lobe frontal!
En un sens, je trouve cette pluralité linguistique brillante. Pensez-y: les enjeux liés à l'incompréhension au sein d'une société passe souvent par la barrière de la langue. Mais au fond, cela ne traduit-il pas aussi une absence d'ouverture d'esprit? Parce que si on se donne les moyens, on peut passer par-dessus les différences de langues. Le Canada a une courte Histoire, mais depuis le début, les enjeux autours des langues est un défi. Déjà, reconnaître la langue française comme seconde langue officielle a été une bataille. Cette reconnaissance n'empêche pas la lutte pour sa survie de continuer et encore aujourd'hui, la "question francophone" reste un enjeu, pas seulement au Québec, la seule province officiellement francophone. Et bien au-delà de la question des langues officielles viennent aussi les considérations sur les défis langagiers ( comme le bégaiement d'Olivier), la question des allophones ( ici les anglophones), le mutisme ( comme celui de la dame âgée). Dans la BD, tous ces personnages communiquent et ils le font souvent avec une barrière.
En outre, difficile de ne pas reconnaitre en Banane-Banane le Québec lui-même, éternelle province mal aimée et mal perçue, dont on doute toujours de la légitimité et de la pertinence même si, paradoxalement, on redoute viscéralement sa souveraineté. La Bd ne pousse pas dans les grandes considérations politiques, mais elle les sous-tend, les affiche et les exploite. Les tensions montent entre les Canadiens et les gens de Banane-banane, avec notamment la brutalité policière, véhiculée ensuite via les médiaux sociaux, qui eux-même alimente la désinformation, qui elle même instaure un climat de tension sociale, qui sert ensuite de carburant aux requins politiques et partis plus ou moins corrompus et intéressés. Je sais: c'est pas la joie. Et ironiquement, c'est assez réaliste, quand on y pense. C'est tout le génie de la BD: même pas besoin d'aller loin, on comprend très bien ce qui se déroule sous nos yeux. Et le plus drôle, c'est que tout ce merdier ne constitue pas la trame principale. Rappelez-vous: Annabelle et Fred!
Nos deux protagonistes se partagent la vedette, mais c'est Fred que l'on suit, plus concrètement. Âgée de 12 ans, elle est la fille d'un homme influent et sans doute riche, qui veut que sa fille soit la première à détenir les "pouvoirs" du projet Ariane, la machine de Joan Brûlé, le savant cinglé qui en veut à sa vie. Joan est un génie, indubitablement, mais à travers son projet secret, il développe lentement mais surement une incurable paranoïa. D'où son désir de tuer les filles, avant qu'on ne comprenne qu'il a créé une arme, ni plus ni moins. C'est là un autre enjeu: avancer dans la science, sans que chaque découverte ne se solde en projet d'armement. Un enjeu somme toute juste, si on observe comment on en est venu à jeter une bombe sur une ville japonaise du nom de Hiroshima. On verra aussi comment Olivier, le premier sujet du projet Ariane, est aussi le seul à avoir comprit comment exploiter la matière, alors que Joan, qui devait aussi en être dépositaire, n'y parvenait pas. Cet état de fait met en lumière une chose: le génie n'est pas synonyme d'omnipotence. On peut être le plus simple des esprits et avoir de formidables potentiels, comme on peut être un scientifique au savoir révolutionnaire, mais être étonnamment inapte à certaines choses.
Il faut que je vous parle d'Olivier. Son importance ne saurait être comparée à cette façon prodigieusement indigne d'être assassiné à peine deux pages entamées ( avec l'explosion de sa tête, notamment). En revanche, son importance est mien en lumière par cette forme de silhouette qui est la sienne sur la couverture. Olivier était ce que j'aime appeler un "personnage pivot". N'eut été de lui, tout aurait été différent et cela contraste avec le fait qu'il se sentait inutile, stupide et incapable. Olivier était le support moral de Joan, le mentor de Fred, l'amant de Rebbecca et l'âme du projet Ariane, dont il est le premier produit. C'est lui qui questionne l’éthique du projet, réconforte les filles, bien jeunes pour vivre dans un labo caché, et fait preuve d'une tendresse et d'une humanité réellement touchante, même s'il peut être lent, malhabile, bégayant et naïf. On peut penser à tort que sa mort digne des prix Darwin, au début de la BD, en fera un personnage tertiaire, mais en réalité, c'est un personnage central. J'aime voir ce genre de personnage masculin prendre plus de place dans la littérature, parce que ce sont de formidables héros.
Enfin, il y a toute la question autours des "petites choses" dont parle Olivier pour parler de sa vision "kaléidoscope" qui lui fait voir le monde en particules. C'est là l'intérêt de projet Ariane: voir ce qui lit les choses, comme un grand tissu. Ce pouvoir n'est pas juste concret en tant que "sens particulier", dans la BD, mais aussi abstrait, dans sa forme sociétale. Le "Tissu social" est un terme réellement utilisé dans le jargon des sociologues et même des intervenants de tout genre, pour désigner cette composante qui nous lit tous, citoyens d'une même ville, d'une même Nation ou d'un même pays. Quand le tissu déchire, on retrouve les tensions, les animosités exacerbées, la violence et la révolte, comme ici, dans cette histoire. Pourtant, quand on tisse des liens, le tissu devient solide et c'est de cette façon que la société progresse. Bon, c'est très simplifié comme description, mais sommairement, on peut entrevoir ce concept dans la BD. Le parallèle entre le pouvoir du projet Ariane et la composante sociale est simplement évidente. Le verre qui brise - que vous pouvez également voir sur la couverture et qui est l'objet des expériences entourant la manipulation des molécules - en est même une belle allégorie. J'ai presque envie de dire que "Football-Fantaisie" est une histoire de "petites choses". Des grandes, des petites, des scientifiques, des sociales, des laides, des belles, des choquantes et des attendrissantes. Une grande fresque de multiples petites choses. Qui peuvent se briser, mais qui peuvent aussi se rassembler. La poésie n'est pas dans le texte, comme vous pouvez le constater.
Finalement, le rythme. Impossible de lâcher cette grosse brique, tant on y plonge avec enthousiamse. Un récit marqué par un nombre croissant d'éléments, plusieurs ponts plus ou moins subtiles et de jeux dans la forme, cela me donne à penser que Zviane réussi un tour de force en jouant sur la structure même de la Bd pour rythmer son récit, même si le récit aussi est habile.
C'est le genre d’œuvre qui demande un brin de folie pour surmonter ses nombreuses fantaisies, mais qui a le potentiel de plaire, pour un peu qu'on laisse de côté ses désirs de jolis illustrations et de phrases poétiques. C'est le genre de Bd qui repousse les limites de son genre en naviguant sur des sujets humains avec une structure non-orthodoxe. C'est une de mes collègues libraire du département BD qui m'aura convaincu de lire cette grosse brique étrange et pourtant intrigante et, merci à elle, j'ai l'impression d'avoir découvert quelque chose de différent et qui se démarque des autres BD.
Cette BD a d'ailleurs été placée dans les "Incontournables BD" en librairie ( celle pour laquelle je travaille) pour le mois de Décembre 2021.
Je termine avec une citation qui m'a plue concernant cette BD atypique:
"Dans ce costaud roman graphique, la bédéiste québécoise Zviane joue autant avec les codes linguistiques que les codes graphiques, avec toute l’intensité qu’on lui connaît. Du bonbon!"
— Julie Roy, L’actualité , 1 décembre 2021
Pour un lectorat Jeune Adulte, 17 ans+.
Pour les bibliothécaires et profs: contient quelques scènes violentes et sexuellement explicites, ainsi que quelques petits jurons anglais, dont le très peu original mot en "S".
*La mention "Olibrius" est un "tag" personnel pour démarquer certaines œuvres littéraires jeunesse qui peuvent être à priori rebutant ou étonnant, mais qui relève finalement de quelque chose d'original et d'étonnamment pertinent ( ou qui fait passer un bon moment, à tout le moins).