Gintama
7.5
Gintama

Manga de Hideaki Sorachi (2003)

S'il fallait une illustration - une seule - des méfaits du matraquage éditorial abondamment pratiqué par la Shueisha sur son lectorat, Gintama me viendrait en mémoire avant n'importe quelle autre œuvre. Inutile de se voiler la face, le manga n'est plus un art - à supposer qu'il l'ait déjà été - mais un marché. La Shueisha n'est pas mécène mais productiviste. Dans leurs salles de rédaction, les basses œuvres du darwinisme social s'amorcent et se discutent. Chez eux comme dans tant d'autres maisons d'édition, on ne privilégie pas ce qu'il y a de bon mais ce qui marche auprès des lecteurs. Des lecteurs qui auront été, après un long travail de sape critique, réduit pour l'ensemble à une masse lobotomisée à qui l'on a appris à aimer les produits formatés faute de mieux.


À ces lecteurs, le goût du nouveau leur fait peur. Au milieu de ces sentiers battus dans lesquels on les a emprisonnés ils s'y croient en sécurité, n'osant les franchir pour rien au monde. Au-delà pourtant, un monde merveilleux les attend, mais ils ne le connaîtront jamais ; la Shueisha - entre autres - s'y emploient vertement. Que leur lectorat s'habitua à la qualité aurait alors supposé qu'ils fassent des efforts sur le plan éditorial. Cela, ils s'y refusent catégoriquement.

Comprenez qu'un marché suppose de vendre. Et pour vendre, il y a qu'une manière, correspondre à la demande. Aussi, la demande peut parfois être exigeante et l'offre incapable de la suivre. Comprenez qu'on ne peut pas renouveler le cheptel avec un nouveau Tezuka par année. Et quand bien même Tezuka ressuscité nous reviendrait qu'il serait recalé par ses éditeurs d'alors ; il risquerait d'habituer le lecteur à la qualité et cela ne saurait lui être pardonné.
Alors, pour s'assurer des bonnes grâces et de la résilience passive de la demande, l'offre la conditionne et la moule selon ce qu'elle attend d'elle.


Cela peut s'analyser d'abord à l'aune du marché musical - lui aussi ayant troqué l'art pour se concevoir comme source de profit. Chercher à vendre du rap dans des sociétés habituées aux doux sons élaborés des philarmoniques eut été impossible. Il aura fallu opérer un long travail de sape intellectuel de sorte à ce que la demande corresponde à une offre. Si l'offre est merdique, la demande se doit d'être au diapason et sera donc avilie en conséquence. Émettre des borborygmes insanes et débilitants avec derrière soi une boîte à rythme en vient aujourd'hui à être considéré comme de la «musique». Entendez par là une idée bien comprise de la musique quand celle-ci se considère comme un marché. Un produit de consommation strict : de la merde.


Vous seriez-vous enfoncé une anche de saxophone dans le cul pour y flatuler en prétendant accomplir un numéro musical il y à un siècle de cela et on vous aurait immédiatement placé en asile psychiatrique. Faites cela aujourd'hui et vous finirez disque d'or.
Faire aimer de la merde est une longue guerre d'attrition menée contre son public afin de tirer ses goûts à la baisse. En l'habituant à la médiocrité, il s'en contentera, l'homme s'adaptant fatalement à son environnement pour survivre. Or, la médiocrité étant très facile à produire, l'offre s'y retrouve en ce sens où elle n'a plus d'effort à faire pour que la demande ne la suive, cette dernière étant maintenant réceptive à la moindre déjection jetée à sa figure.


L'analyse vaut pour le domaine des arts en général et aussi du manga. Cela peut paraître fou pour les plus jeunes, mais fut un temps où les mangakas prenaient la peine de s'investir dans leurs œuvres afin d'offrir une expérience inédite pour leur lectorat. Je vous parle là d'un temps jadis que je n'ai moi-même pas connu. Toutefois, on observe sur la longue durée que, le Shônen, avec ses codes, se sera enfermé et cloîtré dans un format des plus étriqués. Chaque nouvelle création n'étant plus que la copie conforme de la précédente. Sortir des clous, c'est se condamner à ne plus être publié, la demande - toute aussi formatée que ce qu'elle achète - sanctionnant tout ce qui sort aujourd'hui de l'ordinaire.


Ce long préambule vise d'une part à démontrer sommairement les raisons pour lesquelles je méprise le lectorat-Shônen moyen qui aura accepté de s'avilir en baissant ses critères d'acceptation mais surtout à vous apprendre que Gintama aura, en un sens, cherché à lutter contre cette méthode éditoriale... avant de rentrer dans le rang et de se laisser mourir à petit feu.


Entendons-nous bien, Gintama n'a jamais rien eu d'exceptionnel à offrir. J'entends par là que Hideaki Sorachi n'aura pas cherché à révolutionner quoi que ce soit en écrivant son œuvre. Mais le peu qu'il avait à nous remettre avait de quoi réchauffer le cœur et occasionner des crampes aux joues. Lui aussi aura toujours été formaté, mais formaté à la mode de l'ancienne école, celle d'un Kochikame par exemple, qui avait commencé à paraître presque trente ans plus tôt.
Mais les grandes lignes du formatage s'étaient considérablement rapprochées depuis et Sorachi n'avait pas compris que même les canons étriqués d'hier étaient considérés beaucoup trop permissifs au jour de sa parution. L'humour. Gintama, c'est l'histoire d'une œuvre sympathique et sans prétention mais dont un lectorat ingrat n'espérait que le pire au détriment du meilleur.

Hideaki Sorachi aura été un rescapé perpétuel. Abonné à la queue de peloton du classement éditorial, la fin de son manga lui passait au ras du cul à chaque semaine. L'auteur était un relégable systématique et, pour un mangaka à la Shueisha, la relégation, c'est la mort. Alors Sorachi aura bataillé comme un beau diable pour ne pas mourir, pour garder la tête hors de l'eau et y sera finalement parvenu. Un auteur qui n'est pas reconnu à sa juste valeur mais qui parvient à lutter contre vents et marées jusqu'à publier soixante-dix volumes, c'est finalement réjouissant, non ? Eh bien non. Car cela se sera fait au détriment de l'œuvre.


Le parcours d'Hideaki Sorachi est le même que celui du personnage principal du film Body Snatchers. Il court, il fuit pour ne pas devenir une de ces créatures qui s'approprient l'enveloppe humaine de leurs hôtes pour ne résulter qu'en une coquille vide et... finalement, se fera attraper pour devenir l'un d'eux.
Comme ces créatures qu'il appelait «homologues», Sorachi sera devenu un de ces auteurs formatés au poil de cul près et si aseptisé que ce qu'il dessinera aura l'odeur du synthétique imprégné dans l'encre. Malgré l'issue désastreuse de son aventure, je salue néanmoins ce mangaka qui aura longtemps lutté pour ne pas être ce qu'il est finalement devenu.


C'est quoi Gintama alors ? Un manga humoristique dans lequel s'incruste parfois quelques histoires de combats typiquement shônenesque. Pas de quoi fouetter un chat penserez-vous, mais cette altérité malsaine entre combat et humour sera chez Gintama la lutte d'un schizophrène dont la personnalité secondaire finira lentement par recouvrir ce qu'il était à l'origine. Triste dessein que le sien. Car ne vous y trompez pas, si l'humour est excellent et varié, ce qui tient aux trames sérieuses est vomitif au possible. On eut aimé que le docteur Jekyll triomphe de mister Hyde.


Pourquoi avoir cédé au sérieux plutôt qu'à son humour que tous s'accordent pourtant à reconnaître comme génial, spontané et désopilant ? Il va de soi que si Gintama s'illustre par sa capacité à nous faire rire, c'est que c'est de là qu'il tire - pour reprendre une terminologie de marché - sa valeur ajoutée. C'est là où le formatage du lectorat joue un rôle. Ces créatures un peu plus lobotomisées chaque jour réclamaient du combat et de l'action. Cela avait à peu près autant de sens que d'espérer une scène de danse de claquettes en regardant un film de Bergman. Gintama s'assumait comme humoristique. Ce qui devenait sérieux se faisait même au détriment de l'humour et des personnages qui en étaient la courroie de transmission.


L'antagonisme entre Katsura et le Shinsengumi se concevait comme une gueguerre bouffonne où chaque faction en présence était ridicule. Cette confrontation larvée et strictement humoristique n'avait vocation qu'à maintenir un statu quo entre eux sans chercher à aboutir au moindre enjeu véritable autre que celui de faire rire. Mais la nature de leur relation change du tout au tout quand la guerre entre eux devient sérieuse et qu'un camp cherche franchement à nuire physiquement à l'autre jusqu'à chercher à entraîner sa mort. Imaginez-vous regarder la série papa Schultz où les relations entre américains et allemands sont bon-enfant. Vous enchaînez les épisodes qui multiplient les gaudrioles et là... au détour d'un nouvel épisode, le ton se fait plus sombre et Papa Schultz attrape un américain et le torture durant des heures. Vous en viendrez à vous demander ce qu'il vient de se passer... à vous interroger sur le «pourquoi» d'un tel revirement de nature scénaristique. Eh bien avec Gintama, cela sera pareil, les bouffonneries alterneront avec une gravité de ton qui ira jusqu'à détruire la nature même des relations unissant certains personnages entre eux.


D'autant que sur le plan de l'action, Gintama ne vaut pas tripette. C'est à se demander pourquoi certains exigeaient son avènement alors qu'il se trouvait bien meilleur ailleurs. Les intrigues sérieuses étaient en plus convenues et répétitives en plus de casser l'atmosphère légère d'un manga que l'on appréciait avant tout pour cela.


Cet humour reposait sur une forme de proximité entre les personnages qui se connaissaient tous et finissaient par se fréquenter d'une manière ou d'une autre. Pas de grande aventure, juste une intrigue de quartier où tout le monde vit dans la même ville, se croise fréquemment, occasionnant ainsi quelques situations drolatiques souvent imprévisibles et désopilantes. Chaque personnage avait une forme d'humour spécifique à son registre et les mélanger donnait lieu à des recettes sans cesse nouvelles et savoureuses selon quels protagonistes se retrouvaient impliqués.


À y réfléchir, tout indisposait chez Gintama pour faire du manga un exemple Shônen d'où transpirerait la vertu, le courage et l'amitié. Tous les personnages étaient plus incompétents les uns que les autres au point où l'œuvre virait à la glorification de ce qu'il y avait de plus minable en l'homme. Entre un Madao chômeur victime de la fatalité, un héros qui ne pense qu'à lire Jump et manger des sucreries tout en étant infoutu de seulement payer son loyer, un chef de police pas capable de faire son travail car trop occupé à essuyer les revers amoureux avec, sous ses ordres, des branquignols valant autant que la faction révolutionnaire qui ne jure que par les série-télé à succès... il est loin Kenshirô. C'est parce que les personnages sont des loques qu'on s'y retrouve. Faites en des parangons et de vertu et - en plus de ne plus être ce qu'ils sont - ils en deviennent ridicule mais, cette fois, malgré eux.


Le récit de Gintama se sera confondu en autant d'arcs humoristiques courts parfois gênés par des intrigues sérieuses qui - heureusement - ne duraient pas bien longtemps. À alterner sans cesse entre l'un et l'autre, on aurait jugé que l'auteur cherchait à se ménager deux lectorats. Ceux qui venaient naturellement pour l'humour et les abrutis qui trouvaient leur compte dans une action qui compromettait le manga chaque fois qu'elle venait le souiller de ses aléas. Mais se ménager l'un de ses lectorats, c'était souvent se mettre le second à dos.
Alors, après de longues années de parution, Sorachi aura tranché. Il aura fait un calcul et, l'équation résolue, aura déterminé que son lectorat le sortait de la relégation pour le hisser vers le haut du classement quand les katanas sortaient de leur fourreau. Au diable les autres.
L'arc final - couvrant plus du tiers de l'œuvre - aura été un adieu malpoli adressé à ceux qui aimaient Gintama pour ce qu'il avait toujours été. Il nous aura abandonné pour quelques tomes de plus, ceux que personne ne retiendra.


Car si un jour vous veniez à demander un condensé des meilleurs moments du manga à n'importe lequel de ses lecteurs, on vous fera part de tel ou tel arc humoristique et de rien d'autre.
Ô surprise ! Les lecteurs retiennent plus facilement leurs fous rires que les énièmes péripéties shônenesques lues et relues partout et dont personne de censé ne pouvait en apprécier les contours ou le fond. Gintama est le Kaamelot du manga. Il aura bâti sa réputation et son mythe sur l'humour pour obliquer vers un ton supposé plus mature qui ne contribura au final qu'à tuer le corps et l'âme de l'œuvre.


Évidemment, j'encourage sa lecture à tous ceux qui aiment rire et trouveront ici bien des motifs de satisfaction. C'est toutefois une lecture fléchée que je recommanderais. Gintama, ça se lit avec sous la main un plan de ses chapitres et chaque arc sérieux marqué en rouge. Sautez-les ces arcs, ne vous en remettez qu'à l'humour ; chaque personnage du manga ayant été ici taillé à sa mesure et à aucune autre.


Sorachi en forçant ses protagonistes dans le solennel et le vertueux aura cherché à faire entrer des ronds dans des carrés. Ce que devint Gintama tient de l'expérience contre-nature où on luttait contre l'identité même de l'œuvre au prétexte de lui faire gagner en notoriété. Aurait-on dans l'idée de rajouter du Despacito aux œuvres de Bach afin que ces dernières ne gagnent en exposition ? Se confondre dans une telle entreprise, c'est ternir le beau au profit du faste et c'est à ce pacte faustien qu'aura souscrit Hideaki Sorachi. Je lui pardonne parce qu'il aura parfois su me faire rire jusqu'aux larmes et pour cela seulement. Ces larmes versées ainsi valent infiniment mieux que celles que j'aurais dû contenir en observant ce que Gintama était devenu.

Josselin-B
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le 19 juil. 2022

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Josselin Bigaut

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