Toutes proportions gardées, la période napoléonienne présente aux auteurs de bandes dessinées peu ou prou les mêmes problèmes qu'aux producteurs et réalisateurs de cinéma : c'est riche en personnages et en uniformes, ça pétarade dans tous les sens et il est difficile de savoir par quel bout prendre le personnage de Napoléon Bonaparte lui-même, tant il suscite passions et controverses. En d'autres termes, il faut tellement de recherches que cela s'apparente presque à un plan de bataille aussi complexe que ceux de l’époque.


Cet exercice périlleux, je pense sincèrement qu'aucune série ne s'y est mieux attelée que les trois tomes de La Bataille de Frédéric Richaud et Ivan Gil, regroupés ici en un intégral. Alors certes, la série en question présente un certain avantage fondamental, en ceci qu'elle est une adaptation du roman historique du même nom, écrit par Patrick Rambaud et récompensé par le Prix Goncourt 1997. J'ai moi-même lu ce roman (et les autres incursions napoléoniennes de Rambaud, Il neigeait, L'Absent et Le Chat Botté) longtemps avant sa version BD, mais j'ai eu un tel engouement pour celle-ci que je me suis dit : pourquoi ne pas faire d'une pierre deux coups ?


Pour en parler, il convient cependant de commencer par le matériau de base : Patrick Rambaud entendait en quelque sorte reprendre le flambeau d'Honoré de Balzac, lequel avait gribouillé dans la marge de ses notes pour Le Médecin de Campagne qu'il souhaitait révolutionner le genre en écrivant un roman décrivant la bataille d'Essling (21-22 mai 1809) "heure par heure, à hauteur de soldat". Pourquoi Essling (que nos adversaires du jour, les Autrichiens, connaissent sous le nom d'Aspern-Essling, ce qui est plus correct car les deux villages y jouaient un rôle), loin d'être la plus connue des conflagrations du Premier Empire ? Parce que, selon Rambaud, c'est là que naît "la guerre moderne" : une boucherie sans grandes manœuvres, sans esprit chevaleresque, où les gains militaires directs sont minimes mais dont la portée symbolique fut immense, puisqu'il s'agissait de la première défaite tactique de l'Empereur lui-même.


On peut trouver à redire à la théorie de Rambaud, et personnellement j'aurais davantage tendance à prendre le parti du romancier Jean-Paul Kaufman, qui tire la même conclusion de la bataille d'Eylau deux ans plus tôt dans son Outreterre, mais ce qui compte, c'est que l'auteur s'est bel et bien donné les moyens de marcher dans les pas de Balzac. L'expérience des fantassins et cavaliers au feu, la vue d'ensemble des états-majors, la détresse des blessés, l'angoisse de l'arrière : rien n'est épargné. Sobre et efficace, évitant toute pornographie de la violence, la plume de Rambaud excelle surtout à nous faire vivre La Bataille depuis les yeux de ses protagonistes hauts en couleur, qu'il s'agisse de pauvres troufions ou de l'Empereur en personne, là où Arturo Perez-Reverte s'était limité aux premiers dans son Le Hussard au traitement relativement similaire.


Difficile, croirait-on, d'adapter pareil exercice au format des cases à bulles, beaucoup plus visuel. De même que Rambaud a pris la succession de Balzac, c'est pourtant le défi qu'ont relevé le scénariste Frédéric Richaud et son comparse le dessinateur espagnol Ivan Gil. Et là encore, le brio est au rendez-vous : La Bataille est tout simplement somptueux, à tous les étages.


Le récit est d'une grande fidélité au roman, mais cela se sent que Frédéric Richaud est lui-même auteur et romancier d'expérience, car il ne se contente pas d'un bête copier/coller. Comme dans le roman, la narration est essentiellement assurée par deux personnages historiques, l'aide-de-camp Lejeune et l'intendant aux armées Henri Beyle, futur Stendahl, ainsi que par deux créations de Rambaud, le voltigeur Paradis et le cuirassier Pacotte. Les nombreux passages relatifs à Napoléon sont beaucoup plus impersonnels, comme si Rambaud se refusait à entrer dans la tête du stratège, ou reconnaissait en être incapable, enfermé qu'est le Corse dans sa tour d'ivoire, l'imperturbable et compétent maréchal Berthier faisant office de seul ambassadeur.


La BD permet d'humaniser un peu plus le bonhomme ; certes, il est toujours aussi grossier, irascible, méprisant envers ses subordonnés comme ses adversaires, impénétrable… mais pas inhumain : il est intéressant de constater que si, contrairement à la légende, il accueille le trépas de son ami le maréchal Lannes sans se départir de son sang-froid, en revanche il semble sincèrement désolé (et admiratif) que l'obstination fanatique de l'étudiant autrichien Staps à le tuer l'oblige à signer l'arrêt de mort de cet adolescent exalté… se reconnaît-il en lui ? J'aime que la BD entrouvre cette porte, ce qui n'était pas le cas du roman.


De manière générale, les personnages sont tout aussi truculents et très bien présentés : Lejeune, beau cavalier romantique mais loin d'être aussi romanesque que le pense son ami au léger embonpoint, dont la perception aigue des sentiments humains est encore en voie de développement ; Stendahl ne fait que timidement percer sous Beyle, mais gageons s'il avait écrit sur cette campagne, son récit se serait intitulé Le Rouge et le Rouge… rouge comme le sang qui recouvre le voltigeur Paradis et le fait succomber au "vent du boulet", que d'aucun nomme aujourd'hui "syndrome post-traumatique" ; rouge comme la violence qui embrase le cuirassier Pacotte, violeur et dépouilleur de cadavres, avant de totalement le consumer. Le conscrit ingénu qui se forge une carapace apathique et la brute sanguinaire qui finit par trouver son point de rupture : ajoutez-y quelques suicides et automutilations, et elle est belle, la Grande Armée ! On est loin des héros mythologiques que Lejeune peindra plus tard sur ses fresques maintenant exposées à Versailles…


Comme chez Perez-Reverte plus haut évoqué, il y a chez Rambaud et Richaud un désir manifeste de dépoussiérer l'image d'Épinal du Premier Empire : la bidoche vole bas, à Aspern-Essling, et quand la piétaille se fait faucher drue, ce n'est pas joli-joli à voir… il eut été tentant de faire de La Bataille un simple pavé antimilitariste de plus, glauque et sans compromis, en dépeignant à grand renfort de teintes sombres ou grises une sorte de Verdun avant l'heure, mais la BD ne se départit pas pour autant de l'imaginaire chamarré inhérent à la geste napoléonienne. Et cette fois, le mérite en revient à Ivan Gil.


Le dessinateur ibère était une révélation pour moi ; mais quelle révélation ! Contrairement à Patrice Courcelles, à Keith Rocco ou à Liliane et Fred Funcken (qui ont trempé dans la bande dessinée, eux aussi), Gil n'excelle cependant pas seulement à reproduire avec scrupules et précision les uniformes de l'époque, au bouton près ; ses personnages ont une véritable consistance, notamment grâce à leurs visages très expressifs et, hum, pittoresques ; m'est avis que Gil s'est inspiré de son glorieux ancêtre Goya pour reproduire les trognes variolées et édentées des soudards de la Grande Armée ! Les décors sont également maîtrisés, de même que les prises de vue aériennes, qui donnent lieu à des panoramas somptueux, remplis de liliputiens bleus et blancs.


Je ne peux pas terminer cette critique sans évoquer mon personnage préféré : le maréchal André Masséna, vieux rapace à la langue aussi affutée que son œil unique (pour l'anecdote, c'est à une partie de chasse malheureuse avec Napoléon qu'il doit la perte de l'autre), dont la gouaille offre leurs moments les plus drôles aux trois albums et qui fait office, plus encore que le Petit Caporal, de véritable "Dieu de la Guerre" de ce récit, surtout lorsque du haut de ses 51 ans, il commande lui-même le feu d'une batterie de canons Gribeauval, tête nue et écharpe de prêtre sur les épaules ! On ne s'étonnera que son énergie diabolique de ses deux journées lui ait valu le titre de Prince d'Essling…


Plus que dans le roman, je déplore néanmoins l'absence totale du point de vue autrichien ; de par son aspect visuel et donc plus didactique, je pense que la BD aurait pu se le permettre, ce qui aurait rendu l'exercice encore plus attrayant ! Mais baste, je chipote, car une fois encore, il s'agit à mes yeux de la meilleure bande dessinée napoléonienne que j'ai pu lire. Avant Frédéric Richaud et Ivan Gil, personne n'avait mieux réussi à retranscrire les errances du simple soldat et les embruns du bataillon avec la même acuité, le tout avec une bonne dose de sensibilité et d'humour noir qui rend l'ensemble fort vivant et agréable à la lecture. Le pari est relevé ; Patrick Rambaud et Honoré de Balzac lui-même peuvent être fiers !

Szalinowski
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le 6 sept. 2019

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