Radowitzky, un véritable insoumis

"Matricule 155" d'Augustin Comotto est une œuvre magistrale qui nous plonge dans le destin hors du commun de Simon Radowitzky, figure emblématique de l'anarchisme du début du XXe siècle. À travers le parcours de ce militant d'origine ukrainienne, l'auteur nous livre bien plus qu'une simple biographie : c'est le portrait saisissant d'une époque où les idéaux politiques se vivaient jusqu'au sacrifice.

La narration, remarquablement maîtrisée, navigue avec fluidité entre différentes périodes, le passé venant toujours utilement éclairer le présent et annoncer le futur. Des pogroms de la Russie impériale aux geôles glacées d'Ushuaïa, en passant par les rues ensanglantées de Buenos Aires, Comotto tisse une toile narrative dense qui donne toute sa profondeur au personnage de Radowitzky. Si le dessin n'a, pour sa part, rien de révolutionnaire, la BD reste graphiquement maîtrisée, dans des tons de gris sobres, subtilement relevés de touches de couleurs qui ponctuent efficacement le récit.

Mais c'est avant tout le portrait d'un militant anarchiste pur et dur qui fascine ici, celui d'un homme profondément épris de liberté et habité par des idéaux d'égalité et de justice sociale. À travers lui, Comotto dresse le tableau d'une époque révolue, celle des grands combats idéologiques du début du XXe siècle, où l'engagement politique pouvait encore se vivre avec une forme de pureté , malheureusement trop rare aujourd'hui. Le destin de Radowitzky devient ainsi le symbole d'un idéal politique qui n'aura pas survécu à la Seconde Guerre mondiale, balayé par les totalitarismes et le triomphe du capitalisme.

Cette œuvre dense et puissante résonne avec une actualité particulière à notre époque où les engagements politiques semblent souvent se diluer dans le pragmatisme et le compromis. La détermination et la droiture de Radowitzky, son refus absolu de l'injustice et son combat pour la dignité humaine constituent un héritage inspirant pour la gauche du XXIe siècle, rappelant qu'il est encore possible de porter ses convictions jusqu'au bout, quoi qu'il en coûte. Car si les grands récits politiques du XIXe et du XXe siècle semblent avoir cédés le pas à un repli individualiste, la crise écologique qui nous frappe de plein fouet et le développement fracassant des inégalités sociales risquent d'appeler à de nouvelles formes d'engagement plus radicales et collectives.