I amar prestar aen…
Han mathon ne nen…
Han mathon ne chae…
A han noston ned gwilith…


Ce monde qui change, Cesare Borgia le voit quant à lui à travers l’entrebâillement d'une fenêtre de son palais pisan. Le visage plus angélique que christique, il ouvre un œil bleu-gris et marche jusqu'à la dite fenêtre, attiré non par quelque anneau de pouvoir, mais par le vent du changement.


Le monde qui s'offre à lui est celui du Nouvel An de grâce 1492, "l'un des plus importants de l'Histoire de l'Occident". Par une mise en pages habile, Fuyumi Soryo nous fait croire, l'espace d'une nouvelle double-planche dantesque, que le Borja est de retour en sa terre natale, puisque l'autrice japonaise nous gratifie d'une vue de la ville fortifiée de Grenade. Une parade y a lieu, qui voit les souverains de la péninsule ibérique, Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon, recevoir les clés de la cité des mains de l'émir musulman. Le visage des "païens" est clairement marqué, un soldat pleure même en arrière-plan. Les fantassins chrétiens découvrent entre-temps le faste de l'Alhambra, "encore plus beau que ce que l'on raconte", avant de hisser le double étendard du nouvel état espagnol sur les murs de la ville.


Un nouvel homme fort vient de naître en Europe avec l'année. Cela ne perturbe pas pour autant l'appétit de celui qui bâfre à quelques centaines de lieues plus au nord, dans la froideur indréloirienne du château de Langeais. Charles VIII a le nez aquilin des Valois et l'expression pleine de morgue indifférente qui, pour beaucoup d'étrangers, caractérise les habitants de notre belle terre de France. Ses paroles sont en adéquation avec son faciès : "tu voudrais que je craigne un pays qui a mis huit siècles à chasser les hérétiques de ses terres ? C'est oublier que je suis Charles, héritier du royaume des Francs, auguste parmi les rois et élu de Dieu !"


Le vent du changement, Charles l'a en poupe, il faut bien l'avouer : maintenant que son mariage avec Anne de Bretagne (oh ma doué beniget, que mon cœur saigne...) a repoussé les frontières occidentales du quadrilatère ainsi devenu hexagone, le Valois tourne son regard morne vers le sud, cette riche mais instable Italie où ses ambitions se heurtent à celles de l'Espagne. Deux puissants pays viennent de faire le ménage chez eux, et c'est la Botte toute entière qui va constituer leur champ de bataille, comme le déplore la régente Anne de Beaujeu : "Charles a réussi là où mon père et moi avons échoué, c'est vrai... j'espère que la fougue qui l'a animé ne nous entraînera pas trop loin..."


L'heure a beau être à la liesse, cette ombre menaçante ne quittera pas cet Otto, huitième tome de Cesare. Elle plane au-dessus du banquet donné par le jeune Borgia à Pise aussi bien que sur celui de son père Rodrigo à Rome. La tête toujours sur les épaules, Miguel rappelle en effet à son ami que leur hispanisme n'est que tout relatif. "À quoi allons-nous bien pouvoir trinquer, alors?" demande Cesare. "À la chance. Qui nous a permis de survivre jusqu'à ce jour".


Dans la cité éternelle, le cardinal milanais Ascanio Sforza, invité d'honneur de Rodrigo Borgia, se montre tout aussi réservé : sa Lombardie natale, agitée par des troubles internes orchestrés par Giuliano Della Rovere, serait en première ligne en cas d'invasion française. Tout comme les Medici et les Espagnols, les Sforza de Milan sont donc reconnaissants envers les talents de médiateur de Messer Rodrigo, lesquels ont permis la pérennité de "l'alliance tripartite" : or florentin, blé napolitain, fer lombard, tel est essentiellement le brelan d'as ayant permis de contrer les ambitions de la France voisine.


Ce fragile équilibre est cependant sur le point de s'effondrer : non seulement la santé de son plus brillant représentant, Lorenzo de Medici, la remet-elle sérieusement en question, mais les manigances du pro-français Della Rovere menacent de faire sortir Naples de l'axe. Ce n'est pas la première fois que le bouillant cardinal génois n'hésite pas à risquer la tranquillité du paysage politique italien pour s'emparer du pouvoir au Vatican, comme le montre un long flashback sur l'ingérence de la Curie dans les affaires florentines, une quinzaine d'années auparavant.


Comme dans Sette, les aventures humaines immédiates cèdent ici aux considérations géopolitiques de la Péninsule transalpine en pleine mutation. La sauce est cependant loin de prendre aussi parfaitement : il faut dire que s'ils font écho à la série Game of Thrones, les événements de la Renaissance italienne n'ont pas forcément autant de répercussions que ceux narrés dans le tome précédent. Le professeur Motoaki Hara en explique plusieurs raisons en annexe : la première tient aux informations limitées et contradictoires concernant l'événement central de l'album, la fameuse Conjuration des Pazzi. La rigueur avec laquelle les deux auteurs nippons s'y attachent est toujours aussi admirable, mais il en résulte un témoignage assez peu lisible. Simplement dit, la Conjuration des Pazzi telle que dépeinte ici par Fuyumi Soryo n'a ni la magnificence de la Pénitence de Canossa ni le suspens des guerres entre Guelfes papaux et Gibelins impérieux.


Deuxièmement, le professeur Hara reconnaît la grande simplification des manœuvres entreprises par Lorenzo de Medici pour sortir sa bien-aimée cité du tourment dans lequel l'ont plongé les méthodes mafieuses des Delle Rovere. La rencontre entre "Il Magnifico" et le roi Ferrante de Naples ne dure ainsi qu'une planche, là où j'ai le sentiment qu'il en aurait fallu quatre ou cinq fois plus. Les auteurs insistent sur le pathos, au détriment des ramifications politiques, ce que je trouve dommage.


Enfin, une partie de la narration est assurée par le personnage de Cesare que j'aime le moins, à savoir Raffaele Riario. J'ai plusieurs problèmes avec lui : d'abord son aspect graphique, puisque l'archevêque est censé être âgé de 30 ans... mais en paraît deux fois moins. Ensuite, il est globalement falot et peu intéressant, car trop acheté par les Borgia à coups de babioles. Surtout, son homosexualité à peine cachée est dépeinte d'une manière qui me laisse songeur. Je pensais qu'on avait dépassé le cliché du libidineux attiré par les petits jeunes et effrayé à la simple vue du sang.


L'homophobie ordinaire n'est d'ailleurs pas le seul travers avec lequel flirte ce tome 8 : le seul chapitre pisan voit en effet notre brave Angelo da Canossa se faire déniaiser par une prostituée au léger embonpoint, dirons-nous. Il s'agit d'une simple blague des étudiants espagnols, probablement destinée à distraire le lecteur entre deux tractations diplomatiques à Rome ou Florence, mais je ne trouve malheureusement aucun intérêt à cette séquence. La défloraison d'un personnage masculin par une personnage plus âgée, souvent une professionnelle, est un autre cliché redondant des fictions historiques dont je n'ai jamais trouvé la moindre trace de véracité historique. Alors tant qu'à manger de ce pain-là, autant nous gratifier de quelque chose d'un tant soit peu plus sexy, à la Adso de Melk dans Le Nom de la Rose, et surtout plus respectueux de la femme, plutôt que de s'abaisser à une pauvre blague aux dépens du physique d'une victime du système social, non ?


Baste, le seul passage non-politique qui soit digne d'intérêt dans cet Otto est la rencontre entre Cesare et son cousin Orsino Orsini, mari de la belle Giulia Farnese. Orsino est en convalescence à Florence, avant de s'embarquer pour un pèlerinage à Jérusalem, contre la volonté de sa mère Adriana et de Rodrigo Borgia, qui souhaitent que Cesare le dissuade de cette entreprise. Nous découvrons alors avec horreur, en même temps que le jeune Valençais, que la raison de cet exil volontaire n'est pas que simple piété : défiguré par un œdème, Orsino a également le cœur brisé, sa jeune épouse l'ayant délaissé, comme nous le savons depuis le tome 4, pour celui qu'il considérait comme son père adoptif. Miguel a beau, curieusement, défendre le cardinal quadragénaire en arguant de la beauté de Giulia, on comprend qu'entre cela et la maladie de leur meilleur allié dans la Péninsule, Cesare n'ait pas vraiment envie de sourire sur la dernière planche...


En-deçà de Sette sur presque tous les plans, Otto contient cependant l'un de mes passages préférés de toute la série : Giuliano Della Rovere, jusqu'alors dépeint unilatéralement comme une brute ambitieuse et raillé pour ses manières frustres, contemple les enluminures de son nouveau palais et se remémore les mauvais traitement de son enfance défavorisée. "Tout cela, toutes ces intrigues, ces trahisons, ces assassinats, en valent-ils la peine?", semble-t-il se demander en regardant ses grosses mains qui jadis imploraient le Très-Haut de lui montrer la voie hors de la misère. Giuliano baisse la tête, perdu dans ses interrogations, et ne voit pas le soleil qui se pointe dans un bord du plafond... un signe prémonitoire que nous avions déjà aperçu lors de l'introduction du personnage dans le tome 2.


Cette très belle séquence est à mettre en parallèle avec la prière de son ennemi juré Rodrigo Borgia un peu plus tôt dans l'album, lorsque la tempête menace de dévorer son allié Lorenzo. Il est émouvant de constater que dans ce monde encore médiéval même si l'enseignement traditionnel voudrait nous faire croire que le Moyen-Âge a pris fin comme par magie en 1492, des figures aussi impitoyables, fornicatrices et simoniaques aient encore suffisamment de doute pour s'en remettre à la foi, lorsque tout le reste semble joueur en leur défaveur.

Szalinowski
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le 25 oct. 2019

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