Comme le tome 2, ce Quattro s'ouvre sur un détour par la Cité Éternelle. Cette fois cependant, les dorures du Vatican cèdent la place à celles, guère moins fastueuses, de l'imposant Palazzo Borgia, demeure du clan valençais. La première case est celle d'une main d'enfant, puis un plan plus large, en plongée, nous la montre tremper dans l'eau pure d'une fontaine, avant qu'une voix extérieure nous présente ce nouveau personnage, qui se retourne vers nous autres lecteurs pour dévoiler les traits immaculés, les grands yeux verts et la cascades de cheveux dorés de la célèbre Lucrezia Borgia.
Celle dont la légende est aujourd'hui guère moins sulfureuse que son frère n'est alors qu'une enfant de onze ans, vive et effrontée, dont l'indépendance d'esprit et les manières directes tranchent avec les autres habitantes du palais, notamment la belle Giulia Farnese, fille adolescente et adoptive de Rodrigo, et leur préceptrice, la très sévère Adriana veuve Orsini, qui n'est pas sans rappeler Alice Sapritch dans La Folie des Grandeurs (rassurez-vous, elle nous épargnera le strip-tease).
En dépit de son jeune âge, Lucrezia est censé épouser quelque hidalgo qu'elle n'a jamais rencontré, ce qui ne la ravit guère. "Pourquoi une sœur ne peut-elle pas épouser son frère ?" demande-t-elle en toute innocence à Giulia. C'est la première fois que Fuyumi Soryo et Motoaki Hara évoquent la fameuse relation incestueuse entre elle et Cesare, mais pour l'heure il ne s'agit que de la naïve question d'une enfant éprise de son irrésistible grand frère. "Messire Cesare ressemble en tous points à son géniteur... peut-être même le surpasse-t-il ! Comment pourrait-on en vouloir à cette enfant d'être sous son charme ?" fait remarquer la bella Farnese, indulgente.
Un flashback, plus tard dans l'album, nous en apprend d'ailleurs d'avantage sur le lien qui lie le frère et la sœur. Il s'agit d'une très jolie scène lors de laquelle Lucrezia, du haut de ses huit ans à ce moment-là, interrompt son aîné dans ses études pour pratiquer la bassa danza, menuet très en vogue dans les bals de l'époque. Cesare, déjà mature, lui rappelle l'importance de ce genre de mondanités quand il s'agit de tisser des alliances vitales à la famille Borgia. Leur mère, dame Vanozza Cattanei, est également évoquée lorsque Lucrezia demande à son frère pourquoi, en dépit de sa douceur et de sa gentillesse, les Romains la traitent de "catin". La mention de ce mot fait l'effet d'une douche froide et suffit, le temps de quelques planches, à rompre la magie de leur danse. Cesare esquive la réponse mais promet à sa sœur : "Un jour, je les ferai tous taire". Dans le tome 2, nous l'avions vu faire une promesse similaire à Miguel concernant le moine Savonarole. Ces serments macabres ont beau venir de la bouche d'un adolescent particulièrement poli et maître de lui, ils n'en sont pas moins effrayants...
Ces séquences romaines sont aussi l'occasion de montrer plus en détail toute la complexité du clan Borgia : nous apprenons ainsi que Cesare n'est pas le premier enfant de Rodrigo Borgia et que si tant de responsabilités tombent déjà sur ses jeunes épaules, c'est parce que son aîné Pedro-Luis, fringant général et architecte de la Reconquista de l'Espagne contre l'envahisseur maure, a été assassiné par une faction rivale, qui chassa les Borgia de la péninsule ibérique. Réfugié à Rome, le clan se lia aux Orsini, de sorte qu'à la mort de son mari, Adriana succéda à Vanozza dans le lit de messire Rodrigo. Mais celui-ci les aime jeunes, et c'est non sans dégoût que nous voyons le libidineux cardinal quadragénaire embrasser Giulia Farnese, sa "fille adoptive", pourtant promise à Orsino Orsini, qui le cœur brisé, songe à partir en pèlerinage en Terre Sainte.
Fichtre, les intrigues pisanes paraissent bien simples en comparaison ! On comprend mieux comment les Borgia ont acquis pareille réputation de débauche. Du haut de ses seize ans, Cesare a beau se montrer bien plus chaste, en termes de moralité il ne vaut guère mieux, d'après son confident Miguel : "Il n'est pas le parangon de vertu que tu crois" avertit-il Angelo da Canossa. "Cesare juge les gens sur un seul critère : leur utilité, leur capacité à travailler pour sa cause. (...) Depuis sa plus tendre enfance, toute son éducation vise à faire de lui un stratège dépourvu de scrupules."
Le pauvre Angelo est secoué par un jugement aussi sévère de la part du meilleur ami de son idole. Il n'est donc pas très à l'aise lorsque Cesare, froid et impérial, surgit au quartier-général de la Fiorentina pour inviter Giovanni de Medici à un dîner chez son hôte, l'archevêque Rafaelle Riario. La situation est délicate : Riario, rappelons-nous, a trempé dans la tentative d'assassinat du père de Giovanni, quelques années auparavant. Mais Rodrigo Borgia a désespérément besoin de son soutien pour remporter le conclave à venir. Il est donc urgent de le réconcilier avec les Medici pour qu'il valide l'accession de Giovanni au cardinalat.
Invité à se prononcer sur cette idée de dîner, Angelo a cependant d'autres soucis plus immédiats, puisqu'il tombe un peu par hasard sur un autre crime lié aux Medici : des pyromanes accoutrés comme des moines dominicains s'introduisent de nuit dans la manufacture en construction pour la détruire, et ainsi décrédibiliser la famille florentine qui la sponsorise. Angelo survit à l'échauffourée, grâce aux flammes qui viennent brûler l'épaule de son attaquant... hélas, une bonne partie du chantier est détruit.
Tout porte à croire que Savonarole et ses sbires sont à l'origine de cet incendie, mais Niccolo Machiavelli, infiltré dans leurs rangs, n'y croit pas une seule seconde. Petit-fils d'un médecin de la cour de Ferrare désabusé par ses intrigues et sa décadence, Savonarole voue certes les Medici et l'aristocratie toscane aux gémonies, mais il n'est pas assez stupide pour saboter la politique d'apaisement de Lorenzo le Magnifique, malade et désireux de s'attirer les faveurs du Très-Haut avant de le rejoindre. Ce nouveau dialogue entre Cesare et Machiavelli est particulièrement bien mené, l'impertinence de l'espion florentin trouvant un adversaire à sa taille en la personne du rusé Espagnol. "Il n'y a que les nobles sans talent que je honnis", déclare le premier. "J'ai moi aussi une certaine aversion pour les faibles d'esprit, réplique le second en souriant. Qu'ils soient nobles ou roturiers." Oui, décidément, Cesare Borgia s'y entend en menaces efficaces !
Le dîner entre Giovanni de Medici et Raffaele Riario se passe plutôt bien, mais Cesare prend l'étrange parti de s'absenter pour apprendre à Angelo à se servir d'une dague, au cas où la manufacture serait à nouveau attaquée. Il faut dire que le Borgia, suite à sa conversation avec Machiavelli, ne croit plus à l'implication des Dominicains, mais à un traître infiltré dans la Fiorentina, probablement celui-là même à la solde de Giuliano della Rovere, qui a lui aussi tout intérêt à saboter les chances d'un Medici d'accéder au pourpre. Angelo, médusé, voit les avertissement de Miguel se confirmer lorsque Cesare use de son charme pour manipuler le florentin Draghignazzo, qu'il abhorre pourtant en privé.
Le dernier quart de ce Quattro est plus léger puisque, fatigué de ces intrigues de cour, le flamboyant Valençais désire se divertir à la fête populaire organisée en vue de la fin du chantier. Cela donne lieu à des moments très amusants, notamment lorsque Cesare, grimé en florentin, apprend à parler comme un charretier. Mais chassez le naturel et il revient au galop : toujours aussi humaniste, il interrompt une pièce de théâtre consacrée aux Croisades pour défendre le général maure Saladin et étaler sa science de Jérusalem. Plus tard, il montre également ses talents d'archer à la foire et, pour une fois, se révèle moins malin qu'Angelo lorsque ce dernier parvient à ouvrir une petit boîte secrète, ancêtre du Rubik's cube. Fasciné par ce mécanisme, Cesare ne remarque pas que quelqu'un le suit à la trace...
Cet album est à bien des égards le meilleur depuis le début de la série, car non seulement il nous offre un meilleur aperçu des rouages de la famille Borgia elle-même, mais replace aussi cette dernière dans le contexte de son époque et nous montre comment elle était perçue par le monde autour d'eux, et comment eux-mêmes percevaient ce monde hostile. "Les gens d'Europe vont enfin voir les Espagnols comme faisant partie des leurs !" se félicite l'un de ses gardes du corps en apprenant la fin de la Reconquista. "Ces gens-là... qu'ils pourrissent entre eux", rétorque Cesare. Oui, inceste ou pas, il n'est pas difficile de voir où l'auteur américain GRR Martin est allé chercher l'inspiration pour son personnage de Jaime Lannister, fils de bonne famille incroyablement beau et talentueux, mais cynique, désabusé et nihiliste...