Ronin est dans l'histoire de la publication comics aux états unis un bouleversement, fond comme forme. A cette époque, Miller est auréolé de gloire grâce au succès de sa revisite du personnage Daredevil, assombri et violent sous sa plume, préfigurant ce que sera le TDKR à venir. Mais avant cela, le transfuge de Miller de Marvel à DC Comics doit s'opérer. Et pour celà, DC Comics baisse son pantalon et accorde à Miller des conditions inouïes. Une liberté artistique totale, une série pensée avec un début et une fin en un nombre de fascicules prédéterminé, pas de publicité dans les éditions vendues en kiosque... Et accessoirement des royalties gonflées à la testostérone.
Frank Miller a les mains libres. Il se lance à corps perdu dans une histoire échevelée de hard SF teintée de fantastique où un samouraï devenu ronin suite au meurtre de son maître par un démon est propulsé au XXIème siècle, dans une New York d'apocalypse, pour poursuivre sa lutte. Brassant les thématiques d'intelligence artificielle, de pouvoirs psychiques, de la conscience de soi, du désir contrarié, d'idéal absolutiste, d'humanité violente et perdue, Miller réalise un pot-pourri de ce qui existe ailleurs : la BD européenne émergeant avec Métal Hurlant d'une part, le manga moderne héritier de Tezuka d'autre part.
Graphiquement, pas de limites non plus. Pleines pages, découpage cinématographique des planches, Miller flirte constamment avec les effets surjoués, comme voulant trop bien faire. Il a surtout eu un manque total de retenue dans son dessin, avec des hachures constantes grossières, comme s'il avait plongé une fourche dans un bidon d'encre de chine et dessiné armé d'elle seule sur des feuilles immenses. C'est indéniablement moche mais curieusement ça participe à l'expérience de lecture.
Ce qui est quasi certain, c'est que la première lecture va vous faire pousser un cri de rage. Escroquerie totale ! Sur six chapitres, seul le premier et le dernier ont un intérêt scénaristique (qui préfigure déjà la tendance "facho de CM2" du propos général de Miller, pour reprendre l'idoine expression de @Gozer), en lui même faible. A la seconde lecture cependant, plus distanciée, on ne peut que saluer le travail de Miller sur le temps qu'il prend à donner corps à ses personnages, et surtout d'user de cette opportunité contractuelle qu'il a avec DC Comics pour expérimenter tout ce qui lui passe par la tête niveau mise en scène. Parfois c'est un raté total, parfois c'est brillant.
A lire, ne serait-ce que pour sa valeur quasi historique (d'où un sept plutôt qu'un six en note).
A noter qu'il est intéressant dans l'édition Absolute Ronin de lire en préface l'éditrice de l'époque qui avait débauché Miller, qui explique globalement que l'industrie Comics s’essoufflait avant Ronin et regardait avec envie ce qui se passait en Europe, plus précisément en France avec la parution de Métal Hurlant (Moebius en chef de file), aux ambitions graphiques et scénaristiques à mille lieues de ce qui se faisait sur le marché étasunien. Et de conclure en disant qu'à côté de Ronin, une BD de Métal Hurlant (en gros de Moebius) ne tenait pas la distance. La suprématie américaine sur l'univers de la Bande dessinée était restaurée... C'est beau l'illusion autosuggérée.