Oh, la belle trouvaille que voilà. Que c'est bon d'être de retour en France ne serait-ce que pour une semaine, d'errer chez son bédéiste pour tomber par hasard sur un petit bijou comme celui-là. "Bijou", le terme est certes sémantique mais pas forcément approprié cependant, car il suggère quelque chose de clinquant. Or la beauté de ce Sissi n'a rien de tape-à-l'œil ; ce serait plutôt un bouquet de roses blanches, éclatantes mais délicates.


Hum, ça reste très kitsch, comme métaphore – presque aussi kitsch que la célébrissime série de films réalisés dans les années 1950 avec bien sûr Romy Schneider dans le rôle de la fameuse impératrice d’Autriche-Hongrie, créatrice d'un mythe romantique que la jeune autrice italienne Giorgia Marras entend précisément déboussoler – programme clairement énoncé par le titre complet de l'album : Sissi, une femme au-delà du conte de fées.


Démythifier une icône, voilà un procédé très à la mode, notamment dans la BD : Soren Mosdal et le duo Fert/Kansara s'y sont brillamment essayés avec Erik le Rouge et Morgane respectivement, de même que le toujours excellent Nicolas Juncker avec son Journal d'un Cadet, dévernissage à l'acide des Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas. On pourrait également citer Jean Teulé, qui s'est fait un spécialiste en la matière avec ses romans Charly 9 ou Je, François Villon, ou encore deux des films les plus récents de Ridley Scott, Robin des Bois et Exodus.


Le danger avec ce type d'exercice est double : soit le ou les auteurs sont tellement déterminés à abattre les statues qu'ils tombent dans la surenchère – Morgane en particulier flirte dangereusement avec ce problème puisque presque toutes les figures de la légende arthurienne y deviennent l'antithèse outrancière de leur équivalent héroïque – soit ils éviscèrent totalement ce qui faisait le sel mais aussi le charme du mythe concerné, au risque de les vider de leur intérêt et de basculer dans la fadeur la plus totale, péché hélas commis par les deux films de Scott.


Giorgia Marras parvient à éviter avec brio ces deux écueils grâce à la symbiose entre la finesse de son écriture et la délicatesse de son dessin. L'autrice est aussi sincère dans son propos que son titre le laisse à penser : point d'agenda politique ou d'iconoclasme gratuit, il s'agit bel et bien de peindre le portrait d'une femme, ses passions, ses combats, ses joies, ses douleurs, depuis sa jeunesse jusqu'à sa mort tragique.


Qu'elle ait été princesse puis impératrice devient ainsi presque une coïncidence, car du haut de ses trente ans, Giorgia Marras raconte son histoire avec autant d'empathie que s'il s'était agie d'un membre de sa famille ou de monsieur/madame tout-le-monde. Ce roman graphique respire la bienveillance et la sensibilité à chaque planche.


Une en particulier m'a frappé par sa justesse et m'a ému aux larmes : Elisabeth (ou Sisi, avec un seul s, comme le rappelle justement l'autrice) y apprend la fameuse tragédie de Mayerling, à savoir le suicide de son fils Rodolphe. Plutôt que de se perdre en mélodrame ou dans les ramifications politiques de ce drame, Giorgia Marras joue là encore la carte de la sobriété, via un gros plan sur le visage de Sisi lorsqu'on lui annonce la nouvelle. La case n'est pas plus grande qu'une autre, mais le résultat est saisissant : les yeux de Sisi s'ébahissent comme si on venait de la frapper au cœur, et pour la première fois de l'album les rides sont bien visibles sur son visage. Elle garde pourtant sa contenance et va rejoindre son mari l'empereur François-Joseph, assis à son bureau, calme lui aussi. Puis la perspective s'éloigne, comme par pudeur, et c'est au loin que nous voyons François-Joseph s'enfouir le visage dans les mains pour y pleurer, son épouse lui touchant l'épaule pour le réconforter.


L'autrice va alors plus loin encore dans l'humanité, en montrant Elisabeth recevoir la mère de l'amante de Rodolphe, Marie Vetsera, accablée par la perte de sa fille de dix-sept ans. Uniquement préoccupées par le mélodrame et le sang bleu, laquelle des innombrables adaptations cinématographiques de la vie de Sisi ou de la tragédie de Mayerling a pris le temps de s'intéresser à la détresse de la famille de cette malheureuse fauchée en pleine adolescence, et que la postérité a dépeinte tantôt en catin arriviste, tantôt en beauté écervelée ? Il n'y a plus de hiérarchie dans la douleur de la perte d'un être cher. En lisant ces planches je me suis soudain rappelé le bouleversant "No parent should have to bury their child" de Bernard Hill dans le rôle du roi Théoden du Seigneur des Anneaux : Les Deux Tours


À aucun moment Giorgia Marras ne se départit de sa sensibilité, que ce soit dans l'écriture ou dans le dessin. Ainsi, elle aussi joue la carte de la liaison amoureuse entre Sisi et le flamboyant comte Gyula Andrassy, figure nationale hongroise, mais toujours avec la même tendresse : c'est de par leur respect mutuel et leur affection pour la cause et la langue magyares que tous deux tombent amoureux, et non selon les codes romantiques du cinéma, ce qui rend leur relation tout à fait crédible. Le contexte géopolitique n'est au passage pas oublié et nou donne un autre moment aussi triste que magnifique lorsque Sisi se retrouve au chevet d'un jeune soldat amputé. Nous sommes loins du ton très cru de la récente BD Charlotte consacrée à sa belle-soeur, non dénuée de qualities, mais qui pêchait par manichéisme, faisant ainsi notamment de Sisi une méchante tueuse de petit chien !


Giorgia Marras fait fi des clichés du romantisme à l'eau de rose du siècle dernier, mais aussi ceux de ceux du pseudo-érotisme gratuit de la BD moderne : comme pour mieux montrer la femme plutôt que l'impératrice de papier, elle ne nous cache rien du corps d'Elisabeth et de l'évolution de celui-ci, tout en nous épargnant la nudité gratuite qui objectifie le corps féminin dans hélas bien trop de BD franco-belges du XXIème siècle. À noter également un plan en plongée sur Sisi couchée, son immense chevelure déployée, qui est tout simplement un des plus beaux dessins que j'ai pu voir récemment.


Seul petit hic : le trait a beau être simple et joli, et l'usage du noir et blanc parfaitement maitrisé, il en résulte que certains personnages sont parfois très difficiles à identifier et à distinguer les uns des autres. J'ai dû interrompre plus d'une fois ma lecture pour jeter un coup d'œil à l'ex-libris…


Mais cela n'empêche certainement pas de faire de ce Sissi l'un de mes coups de cœur de ce début d'année ! À mettre entre toutes les mains pour découvrir une magnifique histoire de femme, écrite par une femme, avec énormément d'empathie et de délicatesse. Bravissima Giorgia !

Szalinowski
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le 8 mars 2019

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Szalinowski

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