Terry et les pirates 1939-1940 par CosmixBandito

A partir d’un pitch d’une minceur confondante, deux jeunes américains, Terry et Pat, affrontent les bandits chinois, Milton Caniff va déployer un récit d’une amplitude démesurée. En restant dans des jalons rendues extrêmement étroits par les contraintes de diffusion (il faut, au rythme de trois strip hebdomadaires, parvenir à tenir en haleine un large public sans jamais s’éloigner du concept de départ : aventure, exotisme, initiation et jolies filles) Caniff propulse ses héros dans une trame qui gonfle sans cesse, elle ingurgite rebondissement après rebondissement, toujours au bord de l’éclatement. Les parois sont minces mais elles tiennent, pas question de jumper le requin ici. Pour chaque situation, la moindre possibilité est explorée dans tous les sens sans pourtant jamais être usée au point d’en rendre évidente la résolution, on a beau farfouiller dans toute l’aberration et la monstruosité d’un personnage, on n’en perçoit jamais le fond. L’audace narrative n’a rien de flamboyant chez Caniff, il faut à chaque fin de strip proposer un dénouement tout en conservant l’incertitude trouble où se débattent les héros, la question n’est jamais de savoir s’ils vont s’en sortir, faut pas déconner non plus, mais comment. On se rapproche d’une certaine manière du systématisme génialement odieux de Fletcher Hanks, qui, à partir de la répétition d’un même schéma ad nauseam, surmonte l’invincibilité de son super-héros en axant la chute uniquement sur le degré de perversité nécessaire à la punition du méchant. Pas de suspense insoutenable chez Caniff donc, mais une ingéniosité bienvenue, le recours aux pics dramatiques ne peut se faire qu’avec parcimonie, le récit pour prendre de l’ampleur ne peut se satisfaire de halètements faciles et épuisants.
Un autre défi que relève Milton Caniff est le constant recadrage des enjeux au début du strip. La première case, parfois la première bande (un tiers donc du strip), est réservée au résumé du strip précédent. Le procédé, qui n’a évidemment pas été pensé pour une lecture continue, pourrait être lassant sans le talent immense de l’auteur. Chaque « retour en arrière » permet de resserrer l’action sur des enjeux immédiatement discernables, il n’y a pas de redite, ce ne sont pas deux séquences identiques mises bout à bout, mais une séquence nouvelle qui vient soit, englober la précédente en offrant un panorama plus large de la situation, soit, se fondre dans la précédente pour saisir le danger d’un peu plus près, le rendre plus sensible. En multipliant les points de vues, par de nouveaux cadrages et de nouvelles compositions, Caniff parvient à la fois à mieux situer ses personnages dans un environnement hostiles, les éloignant par conséquent de notre monde confortable, tout en nous faisant ressentir une proximité avec des aventuriers du bout du monde.
Terry et les Pirates c’est d’abord l’Orient dans le canapé, trois fois par semaines. Et, pour l’époque, la représentation qui en ait faîte n’a rien de honteuse, on est très loin des singeries de Hergé en Afrique. Les deux héros sont très rapidement affublés d’un guide, Connie, qui, loin de servir de faire valoir, joue pleinement son rôle d’interprète : lorsque les américains s’apprêtent par ignorance à commettre une bourde, Connie vient prévenir le danger, lisser l’intrigue et la remettre dans la bonne direction. Son personnage a surtout deux fonctions, apporter les gags, et cimenter l’amitié des deux américains. Si on peut parfois ressentir une certaine condescendance envers certains personnages, elle est davantage à attribuer à leur statut de héros, et donc à leur supériorité morale, qu’à leur identité occidentale. La vraie confrontation n’est pas ethnique mais sexuelle.
Terry et les pirates déroule toute une galerie de femmes, toutes merveilleusement belles, jamais reléguées aux rôles de potiche. Leur pouvoir se manifeste autant dans l’élaboration de plan machiavéliques et des trésors de ressources dont elles usent pour s’en extirper (et elles ne se cantonnent pas à la séduction, la brutalité est indifférente au sexe), que dans la soumission du récit à leurs envies. Le caprice féminin n’est pas alors un élément de psychologie mais un instrument de pouvoir, perceptible autant sur les personnages masculins que sur le lecteur même : lorsque Burma, en plein hiver, dans un village perdu, décrète qu’elle va prendre un bain, et bien ça prendra le temps qu’il faudra, une planche entière donc, mais elle aura son bain, le récit peut bien attendre. C’est aussi grâce à ces intrigantes que le personnage de Terry va prendre de l’épaisseur. Au début de leurs aventures, il reste constamment dans l’ombre de Pat, son aîné, il ne peut pas rivaliser avec lui, autant par loyauté que par manque de moyen, il est jeune voyez vous. C’est donc en opposition aux personnages féminins qu’il va s’affirmer et grandir : l’aventure ça va bien deux minutes, l’intérêt du truc c’est surtout de regarder Terry se dépêtrer dans ses sentiments.


Bon, tout ça c’est bien gentil, mais ça reste anecdotique, je n’ai pas parlé, et je ne parlerai pas, du principal intérêt de cette BD. Avant d’être une prouesse narrative, Terry et les Pirates est d’abord un monument graphique, un inatteignable précurseur : c’est bien simple, tout ce que la BD actuelle ne doit pas à Hergé, elle le doit à Milton Caniff. Ou presque.
CosmixBandito
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le 6 sept. 2013

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