Tous les chemins mènent à Rome, dit-on, ce qui est certainement vrai de Giovanni de Medici. Normal, il vient tout juste d'être intronisé cardinal, à l'issue de son examen truqué à l'abbaye de Fiosole, mais néanmoins passé avec brio. Pas le temps de se reposer sur ses lauriers, Giovanni doit d'ores et déjà prendre ses fonctions à la Curie. Il en va de l'intérêt du Conclave, après tout : la voix du nouveau venu est essentielle à la victoire de son collègue et bienfaiteur Rodrigo Borgia dans l'élection à venir.
Tout le monde semble en effet parler de Sa Sainteté Innocent VIII comme s'il avait déjà rejoint le Très-Haut, ce qui n'est pas si étonnant lorsqu'on voit l'intéressé : vieux, amaigri, il passe ses journées au lit, dont on ne le sort que pour les réunions les plus importantes et les investitures, comme celle de Giovanni. Mais si le Très Saint Père ne paie pas de mine, on ne peut pas en dire autant de son environnement : aperçu ça et là au cours des tomes précédents, le Vatican est cette fois-ci représenté dans toute sa splendeur, que même l'usage du noir et blanc ne saurait altérer tant Fuyumi Soryo maîtrise son art. Le Saint-Siège nous apparaît comme aux jeunes yeux ébahis de Giovanni et Angelo : fastueux et solennel.
De fait, l'ouverture de cet Undici est la plus spectaculaire de Cesare depuis Sette, avec laquelle elle partage plusieurs points communs, notamment les prises de vue panoramiques et en plongée verticale au-dessus des personnages, dont le microcosme est reproduit avec une symétrie et un sens du détail proprement sidérants. Le Castel Sant'Angelo, la Piazza di Spagna, la basilique St-Pierre, les ruines du Forum : tout y passe. Fuyumi Soryo se fait plaisir, tandis que le lecteur se régale.
Mais pas plus que les dix autres avant lui, Undici ne saurait se contenter de jouer les guides touristiques de luxe : l'intrigue reprend vite le dessus, par le biais d'Angelo da Canossa, désormais page de Giovanni, et qui s'empresse de rapporter les progrès de l'allié florentin à Cesare Borgia. Ce dernier, comme Lorenzo de Medici, a pour ambition de faire de Giovanni un légat, c'est-à-dire un ambassadeur papal. Toujours plein de bon sens, son ami Miguel s'étonne qu'une telle responsabilité puisse être attribuée à un gamin de leur âge, mais Francesco Remolines lui rétorque que c'est précisément son inexpérience qui le rendra plus malléable et dépendant des conseils de son protecteur Rodrigo. On n'échappe pas à l'emprise des Borgia, passés maîtres dans l'art d'enfermer, à leur insu ou non, ceux qui leur sont utiles dans une cage dorée.
Le jeu en vaut la chandelle : l'alliance tripartie entre Florence, Naples et Rome a beau sembler condamnée, Cesare espère que le renforcement des liens entre Borgias et Medici suffira à assurer la solidité géopolitique de la Botte. "Avec mon père à la tête de Rome et la famille Medici à Florence, l'ordre ne devrait pas tarder à revenir dans ce monde envahi par le chaos ! Oui... avec un Pape guide des cœurs et un prince garant de la paix animés de la même ferveur, peut-être pourra-t-on enfin aller de l'avant..." Le future modèle de Machiavelli n'a donc pas encore décidé de prendre lui-même le taureau (emblème de sa famille, soit dit en passant) par les cornes !
La route est cependant encore longue, et les obstacles nombreux. En premier lieu, l'état de santé du prince en question, Lorenzo de Medici, qui à l'instar du Pape ne cesse de se dégrader. Il Magnifico n'a guère plus de magnifique que le nom ; il se sent si proche de la mort qu'il consent même à rencontrer son adversaire le plus acharné, le prédicateur Girolamo Savonarola ! Le face-à-face entre le mécène libéral et le fanatique religieux se passe étonnamment bien eu égard aux circonstances ; réputé pour sa verve agressive, le prieur de San Marco est plus réservé et mal à l'aise que son interlocuteur, lequel recherche l'apaisement : "J*e comprends les ressentiments que tu nourris envers les Medici et la Curie, mais sache que comme toi, je ne me satisfais en rien de la situation actuelle... je suis convaincu que nous pouvons encore faire beaucoup pour améliorer les choses à Florence, et je suis certain que la foi nous y aidera !*"
On comprend donc aisément le choc et la confusion du Dominicain lorsque, quelques heures plus tard, la nouvelle du trépas d'Il Magnifico se répand dans les rues de Florence. "Hier encore, je conversais avec un homme qui aujourd'hui n'est plus qu'un corps sans vie... faut-il voir dans cette brusque mort la marque de la colère de Dieu ?" Ce qui est certain, c'est que le décès du charismatique banquier secoue profondément ses contemporains, à commencer évidemment par son propre fils Giovanni, inconsolable. Il faut toute la fermeté de Rodrigo Borgia pour le sortir de son hystérie : "Assez d'enfantillages ! [...] Toute sa vie durant, votre père s'est battu pour vous permettre d'accéder à la dignité de cardinal ! La plus belle marque de piété filiale que vous puissiez lui offrir n'est-elle pas de vous appliquer à remplir au mieux vos fonctions ?" Comme souvent, les paroles sévères du Valençais font mouche, mais tout le monde ne fait pas preuve d'autant de résolution...
Si la belle Caterina Sforza, duchesse de la citadelle romagnole de Forli, accueille la nouvelle avec fatalité, son oncle Ludovico, tyrannique seigneur de Milan, cède à la panique et balaie les sages conseils de Leonardo da Vinci, préférant faire appel à un astrologue pour lire l'avenir dans les étoiles ! Et que dire du roi Ferrante de Naples, réduit à la sénilité la plus totale ?
Mais c'est du fils aîné du défunt, Piero de Medici, nouveau souverain effectif de Florence, que vient le danger le plus imminent. Comme nous l'avions vu tantôt, Piero a davantage hérité des traits et de la personnalité de sa mère, aristocrate romaine née dans la très ancienne et fière famille des Orsini, et qui jamais ne s'habitua aux mœurs toscanes, ni ne pardonna aux Florentins leurs violents atermoiements durant la conjuration des Pazzi... Piero est donc tout sauf imprégné des principes bienveillants et démocratiques de son géniteur. Il entend rompre avec sa politique pour imposer sa propre marque, celle d'un souverain sûr de son droit et surtout de son rang. L'alliance tripartite ? Une relique du passé. "Florence a entièrement changé de visage..." constate amèrement Cesare venu présenter ses condoléances, tandis que son père ne peut que soupirer, encore plus tranchant : "Ainsi, Florence a suivi Lorenzo dans la tombe..."
S'il y en a un, en revanche, qui savoure la mort de l'homme fort de la politique italienne, c'est bien son autre ennemi juré, le cardinal Giuliano Della Rovere. L'impétueux Gênois se sent même pousser des ailes, allant jusqu'à narguer le pauvre Giovanni endeuillé. Mais ce dernier s'en sort avec un tact remarquable, qui montre à quel point il a mûri depuis son apparition dans Uno. Même Angelo en est ébloui. Il fait part de ses impressions à Cesare, tout en lui rapportant les bruits de couloir du Vatican. Rodrigo Borgia y est très populaire, apprend-t-on, grâce à ses manières affables et ses bons conseils, tandis que Giuliano Della Rovere est presque unanimement détesté. Mais c'est aussi la brutalité de son tempérament qui fait la réussite du Gênois, remarque Angelo, car "dans les moments délicats, quand surgissent des problèmes sur lesquels il faut statuer sans délai, la présence d'une volonté forte comme la sienne permet de faire avancer les choses !" La bataille s'annonce serrée...
Dans l'immédiat cependant, le caractère irascible de Della Rovere fait une victime inattendue : furieux de l'attribution de la clé du Castel Sant'Angelo à son rival espagnol, Giuliano n'hésite pas à faire irruption dans la chambre du Très-Saint-Père pour traiter Rodrigo de "maudit marrane", provoquant ainsi un pugilat... qui s'avère de trop pour le vieux coeur d'Innocent VIII. Comme un jeu de quilles, chaque décès en amène un autre, et quelques planches après Lorenzo de Medici, voilà que le souverain pontife le rejoint dans la tombe. Là encore, il n'y a guère qu'une seule personne pour s'en réjouir, et il s'agit cette fois de Lucrezia. Après tout, dans le monde simple de la belle enfant aux cheveux d'or, la mort du Pape signifie le rappel à Rome de son frère bien-aimé, Cesare !
Malheureusement pour elle, l'intéressé, resté inhabituellement en retrait durant la majorité de cet onzième album, s'est remis en route pour assister son père dans sa quête de la Chaire de Saint-Pierre désormais vacante. Cette fois, ses pas le mènent à Sienne, en pleine course du Palio. Il s'agit à présent de s'attirer les faveurs du cardinal local Piccolomini, ainsi que l'arrogant mantouan Giovanni Gonzaga, fils d'un condottiere vénitien. Sienne, Mantoue, Venise... la partie est également de plus en plus compliquée ! Mais aussi passionnante, et il est dommage que cela fasse plus de quatre que nous ayons à attendre pour la résolution de ce conflit... en attendant, ce dernier tome en date, Undici, est une nouvelle franche réussite, axée davantage sur l'intrigue géopolitique que sur le développement des personnages, bien qu'une nouvelle excellente scène entre Angelo et Miguel annonce des conflits personnels de taille...
"Pour les Borgias, les Medici sont d'ores et déjà devenus des amis" déclare, pragmatique au possible, le jeune Juif. "[...] Les Borgias ont détourné les yeux des Medici... désormais, c'est sur la réaction du conseil de Florence à leurs nouvelles idées et sur les éventuelles conséquences sur la politique de la ville que se porte leur regard !". Effaré, Angelo réalise la véracité des propos de son ami... jusqu'alors à l'unisson, les intérêts des deux familles auxquelles il s'est dévoué s'apprêtent à diverger drastiquement. Où ira l'allégeance d'Angelo da Canossa ? Espérons que nous n'ayons plus longtemps à attendre pour le savoir !