Hideo Yamamoto, au-delà des somptuosités macabres de son écriture, s’avère être aussi un excellent dessinateur dont les crachats encrés sont immondes de magnificence à moins qu’ils ne soient magnifiques immondices. L’homme – que dis-je – l’auteur, a un trait dont les contours épousent à merveille son esprit créatif comme seul un gant conçu sur-mesure pourrait le faire. Pour autant, son dessin ne m’aura pas manqué alors qu’il se rangeait ici derrière le seul scénario de Adam et Ève (le manga, je précise). Les visages des personnages, dans les toutes premières pages, sont davantage cartoonesques tout en restant dans une tonalité relativement sérieuse. Alors que je rédigeais l’ébauche de cette critique, je m’en allais par la suite rapporter que ces dessins savamment détaillés me rappelaient ceux de Sanctuary. Et pour cause, Ryoichi Ikegami en était aussi l’auteur.


Il est bon est même délectable pour les yeux de retrouver ce style cru dans lequel on retrouve quelques lourdes traces d’un genre graphique qui sévissait abondamment dans les années 1990. Ça étincelle, et malgré le quart de siècle qui se sera écoulé implacablement depuis, ça n’a pas pris une ride. On y retrouve la marque d’une époque, mais pas d’une époque vieillie par le trait qu’on nous présente ici.


Quand bien même il s’en est trouvé un autre pour dépeindre graphiquement la curieuse psyché de ce bon monsieur Yamamoto, les plans et le paneling ne laissent cependant aucun doute quant à la direction prise par l’œuvre. Inegaki, à n’en point douter, se sera contenté d’être l’outil de l’artisan dans cette affaire. Et cet artisanat, qu’a t-il produit ?


Eh bien quelque chose d’incongru au premier abord. Il y a ici du fantastique dans la débauche et le vice. Deux paires de gants animés par deux figures invisibles engagent les hostilités dans une entame de premier chapitre écrite sans une ligne et rien qu’avec des traits. Le lecteur assidu et fidèle des errements terribles d’Hideo Yamamoto frétillera sans doute alors que celui-ci abordera son œuvre avec quelques monstrueux yakuzas. Une telle entrée en matière intime à se demander si l’on ne renoue pas avec les grandes heures de Yamamoto. Des grandes heures… en a t-il jamais eu des petites pour commencer ?


Et qui dit yakuzas dans dans manga de Hideo Yamamoto sous-tend un massacre de yakuzas envisagé à la mode Yamamoto. Plus de masochiste à leur tête mais un jeune homme charismatique à l’odorat sur-développé dont les compagnons, eux aussi, possèdent chacun une capacité sensorielle aiguisée par-delà ce que permet la raison. Au programme, morts et sévices atroces avec, en supplément, cet élément surnaturel que sont ces deux protagonistes invisibles dont on ne sait rien, ni d’eux, ni de leurs intentions. Comme deux figures éctoplasmiques et vengeresses que les protagonistes découvrent avec nous.


Dans un huis clos lunaire, cinq hommes ayant chacun un sens exacerbé cherchent à résoudre l’énigme d’un assaut mené par deux personnages invisibles alors que les victimes s’enchaînent. Le postulat, ainsi rapporté, a des allures de conte ; son exécution – c’est le mot juste – se rapporte quant à elle à une histoire d’horreur palpitante.


On en a vu de ces mangas où l’un des personnages, quand il se retrouvait privé de la vue, se retrouvait à devoir s’appuyer sur ses sens restants. Mais une approche sensorielle telle que celle abordée ici, on ne l’a pas vue, on ne l’a d’ailleurs ni ouïe, ni sentie et encore moins goûtée où que ce soit avant de s'en régaler ici. C’est bien dommage, car la saveur, en ces pages, on la déguste même avec les yeux.


La marque de Yamamoto est laissée partout sans même qu’il ne commette le moindre dessin, pareil à ces tueurs se plaisant à peindre les murs du sang de leurs victimes pour rappeler qu’ils étaient bien là. Oui, vous étiez bien là monsieur Yamamoto alors que je retrouvais ces personnages excentriques qui vivaient intensément avant de s’éteindre dans le brasier de leur ardeur. L’innocence avec laquelle tous analysent les faits improbables qui s’imposent à eux participe de cette frénésie macabre où la mort, pourtant significative et remarquée quand elle advient, devient presque anecdotique. Nous nageons à la lecture dans un bocal d’animaux à sang-froid et à dents pointues.


Ils ne sont pas nombreux ces personnages, et ils ne font d'ailleurs pas long feu. Il est question de deux tomes et tous les protagonistes ne parviendront pas à leur terme. Mais ils s’approfondissent rapidement, ils s’approfondissent comme on approfondit une tombe, celle qu’ils creusent d’ici à l’instant fatidique qui commande leur mort après qu’ils aient exploité jusqu’à la dernière bribe de leur potentiel. On meurt vite en compagnie d’Adam et Ève, mais on meurt bien à propos.


D’ailleurs, l’auteur ne fait aucun mystère du dénouement de l’intrigue. Quelques flash forwards nous rappellent à diverses reprises l’étendue du massacre avant de s’en retourner aux circonstances de ce dernier. Les morts sont ici présentés avant qu’ils n’aient même poussé leur premier souffle. Le procédé narratif m’enchante.


Des frasques libidinales délicieusement atroces et jamais dessinée ailleurs ? Bien sûr qu’il y en aura. Dois-je insister et persister à écrire le nom du scénariste pour vous en convaincre ? Ce manga n’est pas tant une nouvelle idée de Hideo Yamamoto : c’est, Hideo Yamamoto. Son esprit, son essence même ; l’échantillon à mettre en avant pour le présenter lui et son œuvre. «À en juger par l’odeur de sa chatte, c’est une femme exceptionnelle» pourra-t-on lire parmi les répliques les plus baroques que comporte l’œuvre. Baroque, ça l’est tant et tant qu’il faudrait un adjectif qui conviendrait spécifiquement à ce style propre à Yamamoto, un style bien spécifique qui se définit entre l’horreur, la sauvagerie et le burlesque authentique.


Les séquences de combat ont évidemment leur originalité à faire valoir alors que, dans les faits, les protagonistes – ou plutôt les sacrifices commandés par la trame – affrontent ni plus ni moins que deux paires de chaussure, dont l’une à hauts talons. Quand cet auteur-ci s'essaye au pari de l'originalité, il ne peut que gagner gros.


On retrouve, derrière le fantasque et le paranormal, un semblant d’explication scientifique pour mieux troubler l’ensemble. Un peu comme du temps d’Homunculus où quelques observations sur la trépanation auront donné lieu aux glorieuses élucubrations de l’auteur. On a beau savoir que l’explication n’a de scientifique que de nom tant elle est imbibée dans la fantasmagorie, on se laisse prendre et cela, seulement parce qu’on souhaite se laisser prendre. L’explication est ridicule, mais bien assez pour qu’on s’en contente, bien assez pour qu'on s'en délecte.

Josselin-B
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le 29 oct. 2022

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Josselin Bigaut

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