Dans la peau de l'ours
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le 23 sept. 2022
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La plupart d’entre nous n’ont jamais entendu parler du festival d’Altamont, contrairement à Woodstock qui est devenu le symbole d’une époque. Pourtant, Altamont, avec les Rolling Stones en tête d’affiche, promettait d’être le concert du siècle. Hélas, la présence des Hell’s Angels donnera lieu à des scènes de violence et ce ne sont pas les trips au LSD qui calmeront le jeu. Souffrant d’une organisation hasardeuse, l’événement va alors rapidement tourner au fiasco…
C’est à l’initiative de Charlie Adlard qu’est née cette bande dessinée. Le dessinateur britannique, que l’on ne présente plus, est aussi musicien à ses heures (à la batterie) et souhaitait raconter cet « anti-Woodstock ». Fasciné par la façon dont l’événement semble avoir été marqué par le sceau de la malédiction, le célèbre co-auteur de « The Walking Dead » (le comics) a fait appel au Français Herik Anna (connu pour la série « Bad Ass ») pour le scénariser. L’alchimie ayant parfaitement fonctionné entre les deux hommes, le projet a pu ainsi se concrétiser sans peine.
La bonne idée des auteurs est de narrer l’événement à travers l’expérience fictive de jeunes hippies, trois gars et deux filles, Doc, Léo, Schizo, Jenny et Samantha. Tous sont très bien campés et ne semblent pas avoir tant de points communs qu’on pourrait le croire — si ce n’est l’envie de s’éclater au son du rock dans quelque paradis artificiel —, ce qui donne lieu à quelques bisbilles sur les goûts musicaux des uns et des autres dans l’habitacle enfumé du combi. Rien de méchant, bien sûr, mais on ne peut s’empêcher de penser que pour un rien, tout pourrait mal tourner, ne serait-ce que par la présence fantasque de Thomas, dit Schizo. Celui-ci n’en fait qu’à sa tête, et son côté junkie jackass à la petite semaine n’est pas de nature à insuffler de l’harmonie au sein du groupe. Et s’il agace tout le monde avec ses rodomontades, le bougre reste néanmoins attachant. Un « boulet attachant » est sans doute ce qui le résumerait le mieux. Il y a également Léonard, le black mi-rebelle mi-rêveur qui cherche à s’extirper de son milieu social modeste tout en refusant d’aller combattre au Vietnam, Jenny, l’étudiante sexy et politisée qui ne s’en laisse pas conter et Samantha, l’alter ego « afro » de cette dernière et davantage branchée jazz et blues.
Mais le personnage central est incontestablement Matt, alias le Doc, qui tout au long du récit en impose par sa présence silencieuse et énigmatique. Caché derrière ses lunettes noires, il pose sans relâche ses états d’âme sur son carnet de notes, comme pour domestiquer la folie et le traumatisme engendrés par la guerre du Vietnam dont il est revenu récemment. De plus, il ne s’est toujours pas remis de la mort de son pote Mike, emporté sous ses yeux par une overdose.
Toutes les algarades bon enfant au verbe haut qui émailleront leur voyage ne seront pourtant qu’un pâle avant-goût de ce qui les attend dès l’arrivée sur le site du festival… La tension qui imprégnait le récit depuis le début — ou disons plutôt l’électricité rock — ne cesse de monter en puissance jusqu’à son point culminant de violence provoquée par les Hell’s, avec pour conséquence la mort d’une personne et un chaos terrible, comme un mauvais trip d’acide, très loin de l’esprit Peace and Love. Altamont promettait d’être un événement légendaire, il ne sera qu’un champ de bataille calamiteux.
La partition narrative est parfaitement réussie, dans le sens où cette fameuse tension progressive parvient à nous captiver au même titre qu’un thriller, lequel tiendrait d’un registre hallucinatoire. « Altamont » nous immerge dans une Amérique où la jeunesse aspirait à l’insouciance sans totalement y parvenir, une Amérique hantée par la guerre du Vietnam qui abîma pour longtemps l’image d’un Oncle Sam soucieux d’incarner le camp du bien.
Charlie Adlard a su très bien rendre cette atmosphère, et à vrai dire, on ne peut s’empêcher de redouter l’apparition d’un zombie à chaque page. Son trait nerveux et acéré, qui confère toujours beaucoup d’expressivité aux personnages, honore avec talent les grands artistes de la scène rock et jazz de l’époque. C’est tout juste si on n’entend pas leur musique se diffuser à travers le grain du papier. A son style habituel, il a inséré des touches de psychédélisme et de pop-art (avec ce tramage inspiré de Roy Lichtenstein). L’utilisation de la couleur évolue au fur et à mesure que la catastrophe sous-jacente se précise. Plus vives au début pour évoquer le soleil californien, les tonalités s’assombrissent peu à peu, et ce n’est pas seulement du fait de la météo maussade mais aussi pour illustrer les mauvaises vibrations qui imprégnaient alors le festival.
Cet album, qui est d’abord une très plaisante ode au rock’n’roll de la fin des Sixties, se veut également une photographie du contexte socio-politique de cette période « Flower Power », indissociable des mouvements protestataires contre la Guerre du Vietnam. Charlie Adlard s’est donc beaucoup interrogé sur Altamont, qui semble avoir sonné le glas de l’idéal hippie, tout comme, le rappelle-t-il à juste titre, les meurtres de Charles Manson. Si ces événements ont marqué la fin de « l’innocence américaine », ne sont-ce tout simplement pas le Vietnam et ses fantômes qui ont achevé de tuer cette innocence ?
Créée
le 28 nov. 2023
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