Dans une France futuriste, la révolution numérique semble avoir atteint un palier… Les mémoires sont saturées, l’administration doit faire de la place en supprimant les données les moins consultées. Alors que des trésors culturels sont menacés d’effacement pur et simple, l’agent Mathon va tenter de sauvegarder plusieurs fichiers clandestinement, au péril de sa vie…
C’est sûr, cette bande dessinée, retenue dans la sélection angoumoisine et lauréate du prix ACBD 2020 comporte quelques atouts, notamment par ses thématiques choisies : l’intelligence artificielle, la mémoire, la transmission et le révisionnisme culturel à travers la question du stockage des données. Thriller d’anticipation dans la forme, « Préférence Système » nous amène à nous interroger sur l’abondance d’informations, qui à l’ère d’internet, devient un sujet majeur. Des informations en tout genre, de la plus futile à la plus consistante d’un point de vue intellectuel, et qui, à travers la moulinette digitale, se transforment en « data » indigeste, en milliards de pages de données absconses et indifférenciées, qui ne seront plus à la portée de notre pauvre cerveau humain mais uniquement accessibles aux intelligences artificielles d’un futur proche, nous dit-on… Un grand vertige, et une perspective quelque peu angoissante pour la curiosité naturelle de tout Homme aspirant à une connaissance exhaustive des trésors culturels et scientifiques de l’humanité, et peut-être aussi pour notre humanité même…
A l’intérieur de ce récit, vient se greffer une autre problématique : le stockage des données n’est peut-être pas extensible indéfiniment et nécessitera à moment donné de procéder à un tri en éliminant les « indésirables », qui prennent de la place dans les mémoires informatiques sans être jamais consultées. Que devra-t-on conserver, que devra-t-on jeter, et surtout qui va en décider ? Dans l’ouvrage d’Ugo Bienvenu, le point d’accroche est le film culte de Stanley Kubrick, « 2001, Odyssée de l’espace », que les autorités ont décidé de supprimer à tout jamais de la mémoire collective de stockage. Pour une raison évidemment fallacieuse, car selon les directives officielles, les films de vacances de Monsieur Duchmoll auraient un taux de vues bien supérieur, correspondant ainsi aux « quotas exigés ».
C’est donc un robot qui sera chargé de conserver clandestinement l’œuvre monumentale, à l’initiative d’un employé du centre de stockage. Celui-ci, grand admirateur du film, va ainsi mettre sa vie en danger en uploadant plusieurs fichiers, dont « 2001 », dans la mémoire interne de son androïde domestique. En effet, un tel acte est considéré comme un grave délit selon la loi en vigueur. Le robot, lui-même porteur de l’enfant du couple, sera chargé de protéger à la fois la progéniture et les précieuses données, au cas où les choses devraient mal tourner…
L’histoire est plutôt prenante, avec un rythme allant crescendo mais aussi quelque jolis moments de poésie, et une certaine complicité qui transparaît entre la jeune orpheline et son cyber-précepteur, lui-même apparaissant très humain derrière ses diodes rouges. Tiens, ça ne vous rappelle rien ? La référence à peine voilée à Hal, l’IA de 2001, n’est d’ailleurs pas la seule dans le livre, Bienvenu insérant à plusieurs reprises des citations d’œuvres, notamment de Rimbaud et d’Alfred de Musset, ou encore, pourquoi pas, du chanteur de variétés JJ Goldman et de « La Petite Sirène ».
Si l’on décide de voir le verre à moitie plein, « Préférence Système » est un one-shot recommandable, pour peu que l’on fasse abstraction de cette vague impression de déjà vu que l’on ressent à la lecture de l’ouvrage. Pourtant, ce n’est pas tant le fait que l’on ne peut s’empêcher de penser à « 1984 » ou encore au « Meilleur des mondes », des références tout à fait louables, qui font tiquer. La faille serait plutôt à chercher au niveau de la crédibilité. Ugo Bienvenu aurait peut-être pu creuser davantage sa narration. En s’attachant au fond, il semble avoir négligé la forme et le contexte, notamment politique, de ce récit d’anticipation, faisant qu’on a du mal à croire que cela puisse se dérouler dans une France très proche temporellement. Un peu comme si on nous disait : en 2025, chaque foyer aura son propre robot domestique qui servira de matrice à ses progénitures. La religion aura fait un retour en force, le pouvoir sera totalitaire, et si par malheur vous enfreignez la loi en piratant des données interdites, vous serez désintégré aussi sec par les services secrets... Difficile de souscrire à cette vision clichetonnante et à vrai dire pas très crédible, faisant totalement l’impasse sur la question environnementale. De plus, le dessin, malgré ses qualités et ses trouvailles, reste conventionnel et un peu froid, concourant peut-être à l’absence d’émotion qui imprègne l’histoire. Passionnante d’un point de philosophique, superficielle dans son élaboration. Tel est le léger hiatus qui caractérise cette œuvre où domine un sentiment d’inachevé.