« Z », comme Zorro et Zorglub, mais surtout comme : « Il vit » en grec ancien. « Il », en l’occurrence, c’est bien sûr le lieutenant Mike Steve Donovan, plus connu sous son alias de Blueberry. À l’exception d’excellentes rééditions intégrales de ses aventures, et de la lugubre pantomime qu’est devenue sa série spinoff « La Jeunesse », cela faisait près de quinze ans que nous n’avions plus revu le pistolero au nez-cassé, « héros sans peurs mais pas sans reproches ».


Le décès de son immense dessinateur Jean Giraud en 2012 pouvait laisser craindre que son personnage le plus emblématique ne le rejoigne six pieds sous terre. Mais le succès des reprises de tant d’autres BD franco-belges longtemps après le décès de leur auteur (Blake et Mortimer, Spirou, Boule et Bill, Astérix… seul Tintin fait de la résistance, mais pour combien de temps ?) a forcément donné des idées à son éditeur Dargaud. Et c’est ainsi que nous voilà avec l’étrangement nommé Amertume Apache entre les mains.


Mais ce 29ème album de Blueberry (sous-titré Une aventure du Lieutenant Blueberry, comme pour mieux marquer le retour aux sources des années 60) n’est pas un reboot aussi ordinaire que ceux susmentionnés. Sauf le respect des Yves Sente, André Juillard, Didier Conrad et autres Juan Diaz Canales, ils n’ont pas exactement le pedigree ni le prestige du duo d’auteurs choisis par Dargaud pour chevaucher dans les pas de titan de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud. Pris séparément, le simple nom de Joann Sfar comme celui de Christophe Blain auraient suffi à titiller la curiosité de n’importe quel bédéphile. Ensemble, c’est carrément l’événement de cette fin d’année.


Pourtant, il y a de quoi être interloqué, à plus d’un titre. D’abord, l’auteur du Chat du Rabbin n’a rien d’un héritier évident de Jean-Michel Charlier et de ses « blood and guts ». Et que dire du dessinateur d’Isaac le Pirate, adepte de la ligne claire, pour succéder au trait notoirement ultra-détaillé de Jean Giraud ? De Colin Wilson à Michel Rouge en passant par William Vance et Michel Blanc-Dumont, toutes les précédentes incarnations de Blueberry avaient consciencieusement gardé une certaine familiarité avec l’esthétique originelle de la série. Tel un joueur de poker aussi téméraire (et un peu tricheur ?) que Nez-Cassé lui-même, Amertume Apache redistribue toutes les cartes.


Pris en une seule ligne, le pitch semble pourtant promettre la continuité, voire la franche redite : le lieutenant Blueberry fait son possible pour qu’un incident frontalier isolé ne dégénère pas en nouvelle guerre indienne. Amertume Apache serait-il donc à Blueberry ce que Le Réveil de la Force est à Star Wars ? Détrompez-vous, il suffit de cinq planches pour violemment jeter les oripeaux charliérins aux orties : trois jeunes blancs violent et assassinent deux squaws apaches avant de s’enfuir. Je ne ferai pas de spoilers, mais sachez que tout le reste de l’album est à l’avenant : il s’approprie les attributs de Fort Navajo et Tonnerre sur l’Ouest pour mieux leur tordre le cou.


Un anti-Blueberry déguisé en Blueberry, donc ? Encore une série traditionnellement bien virile qui se voit dénaturée au nom du politiquement correct, se demandent certains ? Non pas. S’ils savent que le caractère radicalement différent de leur réinterprétation risque d’en heurter plus d’un, Sfar et Blain sont trop intelligents pour se mettre à dos leur lectorat en édulcorant à tout bout de champ le héros le plus rugueux du Pilote des grandes années. Ils savent que l’une des plus grandes forces de Blueberry a toujours été de savoir s’adapter à son temps : de croisement idéal entre John Wayne et Jean-Paul Belmondo , le héros sans peurs mais pas sans reproches devint une sorte de « Man with the Funny Name » lors de l’engouement pour les films de Sergio Leone, avant de pleinement embrasser le western révisionniste dans Mister Blueberry.


Amertume Apache ne fait pas différemment. Les premiers tomes de Blueberry fleuraient bon les bonnes intentions teintées de condescendance envers les peuples natifs, tandis que Sfar et Blain font preuve de beaucoup plus de finesse dans leur approche du contact entre les races… et entre les genres ! Dans mes précédentes critiques de la série, j’avais tendance à relativiser la prétendue « révolution sexuelle » qu’aurait représenté, selon le grandiloquent Giraud, le personnage dans le landerneau bédéphile des années 60-70, mais ce tome 29 voit plus de jupons dans le désert que la première dizaine d’albums de la série ! Bimhal la fille de prêcheur, la fermière McIntosh et la colonelle Ruth ne sont cependant pas là que pour la galerie, ce sont toutes de vrais personnages intéressants et complexes.


Et notre héros, alors ? Comme je le disais, Mike Steve Donovan n’est en rien dénaturé. C’est toujours la même tête de cochon, en froid avec son supérieur plus intéressé par le jeu d’échecs que par ses responsabilités, mais adoré par la troupe pour son franc-parler, et doté d’un profond sens de la justice. Les célèbres onomatopées charliérines ne sont pas au rendez-vous, mais ses dialogues ont suffisamment de punch et d’ironie pour qu’on y reconnaisse le même personnage que dans Fort Navajo. Il en va de même pour son vieux compagnon Jim McClure, qui se paie même le luxe de joueur les chauffeurs pour son ami imbibé, alors que c’était traditionnellement l’inverse ! Pour en finir avec les dialogues : j’apprécie tout particulièrement que les Apaches parlent tout à fait « normalement », comme les blancs, notamment à renfort de gros mots, plutôt que comme de nobles sauvages.


Et le dessin, dans tout cela ? Comme on pouvait s’y attendre tant l’écart initial était flagrant, Christophe Blain adapte son trait de manière à le rendre beaucoup plus réaliste qu’à l’accoutumée, mais il n’essaie pas de copier Giraud, tâche au demeurant impossible. Les cadrages et la mise en pages apparaîtra cependant familière aux fans de la série, qui reconnaîtront telle pose cavalière ou tel gunsling dans la poussière. Peut-être pas encore très à l’aise avec ce style, Blain cède cependant à une tendance que j’exècre, celle de coller des visages de célébrités à ses personnages. Attendez-vous donc à retrouver, entre autres, Claudia Cardinale, Brigitte Bardot ou encore Woody Strode…


Mais ceci, en plus d’une sous-intrigue un poil trop étrange impliquant un fabricant d’automates, est bien le seul vague défaut que je trouve à cet Amertume Apache, album étrange et incomparable, de loin la reprise la plus ambitieuse en terme d’appropriation d’un héros culte de la BD des années 60 que nous avons pu voir ces dernières années ! Cela ne sera pas du goût de tout le monde, mais longtemps après le décès de ses créateurs et les purges que furent la plupart des créations solo de Jean Giraud, ce tome 29 est plus qu’un retour réussi pour le cow-boy au nez-cassé : si Fort Navajo était La Charge Héroïque, Ballade pour un Cercueil : Le Bon, La Brute et le Truand, Mister Blueberry : Impitoyable, alors Amertume Apache est bel et bien l’équivalent d’Hostiles dans le petit monde de la BD franco-belge de 2019 !

Szalinowski
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le 7 déc. 2019

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