Une de ces choses, toujours épineuses quand on critique une œuvre d’un temps révolu et même lointain, tient à sa recontextualisation. Mon regard est biaisé par mon ère et j’en suis à considérer qu’une œuvre se doit d’être intemporelle, nonobstant son origine. Une telle exigence est cependant immature dès lors où il est question de mangas. Le genre est jeune à l’échelle de l’histoire et il aura évolué très vite pour prendre la forme qui est la sienne à ce jour. Bien que contrairement au cinéma, ce qui tient à ses aléas techniques reste relativement modeste ; qu’on supposerait que de l’encre et du papier suffisent, il fallait encore définir les perspectives à explorer sur le plan artistique. Tout était à créer dans le manga quand Tezuka est arrivé avec ses crayons. Des fondations jusqu’à la charpente du manga tel qu’on le connaît à ce jour : c’est son fait. Qu’il soit tenu en si haute admiration par tant de ses successeurs n’est clairement pas le fruit du hasard.
Seulement, pour un lecteur qui a eu la chance de voir la bâtisse achevée, n’observer que les fondations et la charpente, ça n’a l’air de rien et pourtant, c’est déjà tout. La note qui vient, je l’attribue à l’aune de mon époque ; avec le recul des décennies qui m’amène aujourd’hui à négliger une œuvre qui n’appelle pourtant qu’à être encensée tant ses mérites sont nombreux et spectaculaires eu le plan créatif.
On ne lit cependant pas Astro Boy du même œil en 1952 qu’en 2024. Trois quarts de siècles, déjà, se sont écoulés ; soit une éternité condensée si on en juge la vitesse d’évolution d’un genre qui germait à peine en ces années-là. Une évolution qui aujourd’hui stagne et pourrit sur place, tant et si bien qu’on en viendrait à souhaiter sa régression.
De même qu’Ève est née d’une côté d’Adam et que Dionysos sera sorti de la cuisse de Jupiter, le manga, s’il s’est émancipé des comics américains, en est toutefois une émanation. Sans Walt Disney, peut-être n’y aurait-il d’ailleurs jamais eu d’Osamu Tezuka. Un Osamu Tezuka dont le trait et les tons d’alors rappelleront immanquablement le maître américain.
Le rythme d’Astro Boy est curieux pour ne pas dire autre chose. Les normes narratives d’alors n’avaient pas encore été instituées ; cela ne constituait pas une faute de goût, mais cela se ressent avec le recul. Les histoires accélèrent brutalement leur cadence pour freiner brusquement et repartir aussitôt. Les vertèbres en pâtissent, et j’entends par là les vertèbres articulés dans les méninges. Foncer et piler aussitôt sans trop avoir de trajectoire définie, c’est encore ça le ressenti d’un lecteur qui s’y lancerait à ce jour.
Un scénario, ça n’en a pas tant que ça. Astro Boy est écrit dans une histoire pour enfants – dont seuls les adultes se font aujourd’hui les laudateurs – en format d’épisodes uniques. C’est d’ailleurs l’honneur de Naoki Urasawa que d’avoir réussi à transcrire son Pluto – une Adaptation Astro Boy de son cru – en une histoire au format long. Tezuka, comme avec Black Jack, a fait d’Astro Boy un prétexte à l’effusion d’idées créatives éparses et pléthoriques pour le plaisir de les accoucher sur papier. Et le format épisodique – exception faite d’Escale à Yokohama qui constitue un cas à part – a toujours eu de la peine à avoir une emprise sur moi. Les personnages secondaires y sont de passages pour la plupart, et les protagonistes récurrents ne sont pas franchement développés. Certains histoires s’étendront sur plus d’une centaine de pages, mais sans qu’elles n’aient d’incidence marquante dans le récit. Astro Boy était un manga pour enfant qui, justement, se voulait bon enfant avec un humour qui vous arrache aujourd’hui des soupirs exaspérés plutôt que des rires. La légèreté juvénile était assumée.
L’entame d’Astro Boy avait pourtant tout pour plaire. Un père dont le fils est mort dans un accident de voiture use de son génie technique pour en recréer une version robotisée. Mais ce robot, aussi développé soit-il, ne peut pas grandir comme le ferait un enfant normal. Aussi, son créateur, malgré l’affection que lui porte son fils de synthèse, s’en débarrasse. Cette séquence aurait gagné à être un épisode franchement déchirant qu’il eut été bon d’exploiter. Mais le rythme élude tout ce qui tient à la trame pour ne finalement jeter son dévolu que sur l’aventure d’un moment. Des aventures pas si palpitantes qu’on le voudrait, corrompu que l’on est par tout ce dont on a pu être le spectateur depuis lors. En le découvrant avec trois-quarts de siècles de retard, Astro Boy, en aucune circonstance, n’a le goût du neuf. C’est un classique, mais pas un qui fut indépassable.
Contrairement à un Dororo – autre illustre Shônen signé Tezuka – se voulant inscrit dans une intrigue étendue sur le temps long, l’originalité, avec Astro Boy, n’est pas aussi frappante. Elle est pourtant bien présente, et même plus qu’on le croit. Le genre du super-héros, Osamu Tezuka l’avait peut-être puisé par-delà le Pacifique, mais l’idée d’un super-héros né de la technologie des hommes, c’était fondamentalement nouveau. Tous les rêves humides nippons de robots géants et d’hommes augmentés par la machine sont partis d’ici. Et quand on sait quelle place tient aujourd’hui le mécha dans le panthéon culturel japonais, on peut alors estimer la puissance du souffle nouveau que fut celui exhalé par Astro Boy quand il parut pour la première fois.
Mais on est loin du Osamu Tezuka tenu pour un démiurge génial dont la mise en page, à chaque case qui se profilait, nous inondait de prétextes à nous réjouir du spectacle.
J’ai beau plisser les yeux, je ne parviens pas à lire Astro Boy avec le regard qui amène à s’en ébahir. Trop d’années sont passées, pour lui comme pour moi, m’empêchant alors de l’apprécier au mieux, c’est-à-dire en m’inscrivant pleinement dans le contexte éditorial et créatif d’alors. Les gourmets auront beau piaffer en nous soutenant quel prodige fut cette création – à raison d’ailleurs – eux-mêmes n’arriveront pas à éprouver la passion et l’engouement d’un lecteur d’alors. Le recul fait que cette œuvre, au demeurant révolutionnaire, a comme des airs quelconques de nos jours. Peut-être que c’est un classique Astro Boy, sans doute que ça a posé les bases du manga moderne et insufflé l’inspiration d’une myriade d’auteurs prolifiques ayant succédé à Tezuka, mais qu’est-ce que ça a mal vieilli quand on le lit. Ce regard terne que je pose sur l’œuvre, je le dois paradoxalement aux héritiers de Tezuka qui, décennie après décennie, n’en finissaient pas de mieux peaufiner un genre institué alors. La postérité d’Astro Boy a enterré Astro Boy. C’est sans doute le plus bel hommage que l’on pouvait rendre à l’œuvre. C’est pas réjouissant d’être enterré, mais quitte à l’être un jour, autant que cela se fasse sous les pelletées d’héritiers bienveillants.
Tout illustre fut il en son temps dans le monde entier, porte-étendard du manga – et surtout de l’animation japonaise – dans le monde entier, le concernant, l’oubli est aisé. Peut-être Astro Boy n’est-il pas né à temps pour qu’on le retienne comme LE manga emblématique du genre dont il fut l’un des piliers fondateurs. Ce sont les échanges internationaux, facilités par une mondialisation advenue à la fin du vingtième siècle, qui ont favorisé l’essor de productions culturelles du bout du monde. Et si, aujourd’hui, le profane, quand on lui cause manga, pense instinctivement à Dragon Ball plutôt qu’à Astro Boy, cela ne tient peut-être qu’au fait que le premier a bénéficié de conditions de promotion plus propices à son exportation jusqu’au bout du monde.
Astro Boy, c’est un grand, mais un de ces grands dont la plus infinie grandeur aura été de s’effacer derrière des successeurs plus flamboyants. Peut-être est-ce la composition la plus emblématique d’Osamu Tezuka, mais ça n’est certainement pas la plus méritante. Loin s’en faut.