Anticipation réussie.
Encore une grande fresque sombre réfléchissant à ce que sont la civilisation et la valeur individuelle dans nos sociétés industrielles. La structure rappelle celle de Demain, les oiseaux, avec une...
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le 28 août 2022
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Ce manga existait dans une version française en deux volumes, mais elle avait cessé d'être disponible depuis un certain temps. Une réédition en un seul volume vient remédier à cette lacune. Le dessin de la première de couverture gagne en efficacité pour nous faire devinr l'intrigue. Nous avons au premier plan un homme désinvolte qui ouvre une bouche immense pour s'engloutir d'un trait un verre d'un demi-litre d'alcool, de bière vu la couleur adoptée, et une silhouette pulpeuse l'observe dans l'ombre les yeux grand ouverts pour mieux le fixer, et de grands rideaux rouges derrière elle indiquent l'espace intime, les apparences, l'existence d'un monde derrière. L'acheteur potentiel fait immédiatement le lien entre le titre et la consommation d'alcool, mais il voit aussi qu'il semble y avoir plusieurs moyens d'avaler le monde, la femme étant ici une dévoreuse d'hommes où on ne sait plus trop où se situe la limite entre le désir charnel et la duperie meurtrière.
Ce manga se compose de vingt chapitres étalés sur un peu plus de 500 pages. Les chapitres sont appelés des "épisodes", avec le premier d'une poignée de pages qui s'intitule "Prélude" et le dernier qui s'intitule "Coda". Les titres des chapitres s'inspirent tous en réalité de la musique classique : "Intoduction du thème", "Motif 1", "Motif 2", "Vers le développement", "Lietmotiv", "Scherzo", "Développement 1, 2, 3", "Allegro un poco sostenuto"... Scherzo... Polonaise mélancolique... Presto pathétique. Presto pathétique, ah ! aurais-je spoilé ?
La postface de Tezuka lui-même nous apprend des faits vraiment intéressants :
Avaler la Terre est une série que j'ai créée pour le tout premier numéro de la désormais célèbre revue de manga pour adultes Big
Comic. Dans la même revue seraient publiées par la suite I. L.,
Kirihito, Ayako, Barbara, Shumari, MW et L'Arbre au soleil.
En clair, si vous faites déjà vos délices des volumes "gekiga" de Tezuka dans l'édition Prestige chez Delcourt-Tonkham, vous devez déjà considérer Kirihito, Ayako, MW et Barbara comme quatre des meilleurs mangas de Tezuka et donc de l'univers existant. En gros, Avaler la Terre, c'est le premier manga de la série, le coup d'essai. Des rééditions de I. L. et de L'Arbre au soleil sont à souhaiter, et il faut citer bien sûr ce titre Shumari qui nous fascine. Rappelons qu'actuellement aucun des mangas les plus célèbres de Tezuka n'est édité en France : ni Astro Boy, ni Le Roi Leo, ni Princesse Saphir qui a un tome bonus Les Enfants de Saphir, ni Black Jack, en clair aucune des quatre séries pour le tout public qui font la célébrité de Tezuka, ni son Phénix oeuvre ambitieuse qui pourtant devrait connaître une réédition progressive à partir de 2022.
Toutefois, les plus beaux mangas de Tezuka sont sans aucun doute les "gekiga" ou les mangas plus matures, et l'éditeur FLBL peut se prévaloir d'annoncer de très beaux titre. Outre celui-ci, nous avons les satiriques Debout l'humanité et La grande pagaille du Diletto , Néo Faust inachevé mais superbe, L'Homme qui aimait les Fesses et enfin Alabaster qui se rapproche quelque peu du tout public et qui est très fort également.
Malgré ses dimensions particulières, le volume Avaler la Terre est agréable à lire en le tenant dans les mains, ce qui a tout de même son importance.
Nous retrouvons les techniques de dessin de Tezuka. Son dessin paraît sommaire, caricatural, mais il a un traitement habile unique au monde. L'auteur sait suggérer le mouvement et il sait suggérer un mouvement qui n'a pas lieu dans les images, mais un mouvement qui du coup devient de la lecture, fait fonctionner notre cerveau qui pose des sentiments sur les dessins qu'il voit. Par exemple, au bas de la page 10, le visage d'une femme morte est dessiné de plus en plus près et comme passant de l'horizontale à la verticale, comme si nous assistions à sa renaissance, comme si une rencontre s'effectuait, comme si nous étions le visiteur qui s'approche et veut absolument la voir par vénération.
L'auteur joue divinement avec la lumière et l'ombre, avec les dispositions ordonnées, etc. Il joue divinement avec la forme des cases qui peuvent donner l'impression de se briser par des dispositions obliques. L'auteur en use avec parcimonie, mais il en fait des moments expressifs forts dans le drame qu'il orchestre page après page. Il joue un peu sous l'influence du cinéma à créer une répétition quasi à l'identique d'un dessin pour créer l'impression du temps ou glisser un voile pudique sur l'acte sexuel. Il peut jouer aussi sur la succession des cases pour créer une fausse continuité entre les deux. Par exemple, à la page 135, nous avons deux bandes horizontales l'une en-dessous de l'être. Il s'agit d'une voiture qui se rapproche dangereusement d'un homme, mais d'un dessin à l'autre la voiture grandit tout en étant à la même place à droite du dessin, tandis que pour l'homme ses proportions grandissent aussi mais nous avons sur le dessin du haut son corps, et sur le dessin du bas ses jambes agrandies. Cela crée un effet de lunette qui participe de la dynamique qui nous prépare au troisième dessin où la voiture essaie de renverser l'homme qui pirouette à temps. On n'a pas un dessin qui montre une voiture suivant un homme, une voiture plus près et puis une troisième image la tentative d'assassinat : le découpage des cases et la façon dont les images communiquent entre elles améliorent la lecture, la rendent vivante.
L'auteur joue sur les plongées, les contre-plongées, les perspectives cavalières à l'occasion. Il peut créer une dynamique avec une image en plongée pour un dessin à la verticale avec en haut les chars qui tirent et en bas l'homme qui les affronte. C'est tout de suite plus agréable à lire qu'une mise en page banale, même si toutes les images n'ont pas la même puissance symbolique, la même subtilité de sens à apporter.
De temps en temps, l'auteur nous lâche un dessin incroyablement symbolique et surréaliste. A la page 432, on a une succession digne d'un film. Le dessin au centre représente des amours de tigres : deux corps sont enlacés mais ils sont rendus difficilement discernables à cause de rayures de tigres non réalistes. Et un mince dessin suivant représente un homme en sang dans sa prison avec les ombres des barreaux qui strient son corps nu.
Parlons du récit. Dans sa postface, Tezuka le dénigre d'une main et le valorise de l'autre. Il s'agit d'un manga de commande. L'éditeur voulait une série en "épisodes à suivre" et l'auteur se reproche une baisse de régume au milieu du récit, et un "pétard mouillé" à partir du chapitre 12 intitulé "Scherzo". Toutefois, il précise aussi que de tous ses mangas destinés à un public adulte, celui-ci est particulièrement ambitieux et reste cher à l'auteur.
Pour son aspect satirique, le manga Avaler la Terre peut faire songer à Debout l'humanité réédité en même temps en septembre 2021, mais Debout l'humanité a une forme de narration proche de la presse satirique, tandis qu'ici l'histoire adopte une narration de manga, mais plus proche du Chant d'Apollon que de Ayako et Kirihito. Le manga Avaler la Terre n'opte pas pour un récit proche du réalisme, mais pour un récit assez fantaisiste, un récit où la logique est traitée cavalièrement comme dans un conte.
Mais donc on trouve ici une mise en péril de l'humanité entière qui a plusieurs points de rencontre sur le sexe, la paternité ou maternité, l'amour et la haine, avec Debout l'humanité. Par ses personnages principaux, le manga fait aussi songer à Barbara. Nous avons l'idéal féminin Zéphyrus qui apparaît en obsédant les hommes et un héros masculin alcoolique, ce que Barbara réunit en un seul personnage.
On retrouve le côté irresponsable que Tezuka aime mettre en avant. Le héros masculin a des valeurs, mais il surprend par son rapport aux femmes. Elles essaient de le tenter, mais lui n'aime que l'alcool. Et ce motif du personnage qui songe qu'à boire ne va pas contribuer à rendre le héros masculin particulièrement attachant et sympathique. Il peut arriver qu'un alcoolique soit sympathique, mais il faut avouer que celui-ci n'arrive pas à être pleinement attachant avec sa manie trop exclusive. Nietzsche étant cité parmi d'autres références dans le manga, il y a à l'évidence un symbole du dionysiaque que veut faire passer Tezuka dans son ouvrage.
L'histoire est celle d'un groupe de filles que leur mère, victime des hommes et de la duplicité de son mari, a réunies à sa mort en leur faisant promettre que jamais elles n'aimeront les hommes et qu'elles la vengeront en détruisant l'humanité. Cette destruction se fait sur le plan érotique, mais aussi sur le plan financier avec un projet que je ne vais pas dévoiler ici et il y a aussi un projet de destruction des valeurs morales par la création de masques qui permettent inévitablement de prendre l'apparence de quelqu'un d'autre et d'agir incognito.
Partant de tels ingrédients, nous avons un récit à rebondissements qui est aussi une fable morale cauchemardesque. L'espoir nous est-il seulement laissé ? Le manga finit sur une note inspirée des récits bibliques...
Créée
le 30 sept. 2021
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