Le socle sur lequel on bâtit des légendes

Après son "Batman-opéra" nommé "The Dark Knight Returns" (TDKR, pour les intimes), Frank Miller fut considéré comme un authentique génie, à raison. Le Chevalier Noir, en perte de vitesse depuis des années, était tout simplement ressuscité et était instantanément devenu une icône de la mythologie urbaine. A présent sombre, complexe et suffisamment mature pour intéresser les adultes, l'univers de Batman était prêt à entrer dans le nouvel âge de DC Comics: "l'âge moderne", en grosse partie toujours d'actualité aujourd'hui malgré quelques changements apportés par le "relaunch" de 2011 (terme signifiant que DC a, grosso modo, gardé le même univers mais plus ou moins modifié selon les super-héros pour renouveler l'intérêt du public).

Le reboot de 1986, soit un an après TDKR, devait signer un âge de modernité et de profondeur psychologique. Mais qui pouvait bien réinterpréter les origines de Batman avec suffisamment de génie pour marquer à nouveau les esprits ? Oui, monsieur Miller, évidemment... Gardant le noyau de l'histoire racontée par Bob Kane en 1939, le scénariste se "contente" de ciseler son joyau légendaire en ajoutant ce qu'il faut de détails, de dialogues et de situations crédibles pour accoucher d'une oeuvre définitive. Batman est devenu réaliste. Encore vierge de tous les psychopathes bigarrés appelés à régner sur elle, Gotham est une cité crépusculaire et incroyablement moderne, avec ce qu'il faut de crasse, de désespoir et de nihilisme urbain pour prétendre au titre d'authentique cité américaine de fin de XXè siècle. L'ennemi s'appelle corruption, drogue, mafia... et Batman est un simple milliardaire qui se déguise pour tenter de sauver sa ville, comme il aurait aimé que soient sauvés ses parents quelque 18 années auparavant. L'homme hésite, se trompe, souffre. Sa légende est balbutiante. Avant de prétendre à l'immortalité, le Heros essaye simplement de survivre.

Une narration parallèle s'attarde sur un Gordon à peine quadragénaire, encore lieutenant, débarquant de Chicago avec femme et Marlboro dans la poche de son imper. Sa vision des choses équilibre et nourrit celle de Batman en offrant un autre héros, plus simple et proche du lecteur. L'attraction entre les deux hommes est inévitable et source de toute la mythologie à venir. Le dessin de Mazzucchelli donne forme à la sobriété exemplaire de Miller et épouse parfaitement ses intentions de crédibilité. Bruce Wayne n'est pas une montagne de muscles difforme, son costume ne ressemble pas vraiment à une armure hi-tech, les tours de Gotham ne se teintent pas de cette aura gothique qui leur sont si souvent allouée...

Et pourtant, il manque un truc.

La première année de Batman est résumée par une succession de scènes plus ou moins longues et épiques (la scène centrale de la bataille Batman VS GIGN est à ce titre particulièrement réussie) donnant une impression de construction constante. Mais lorsque la dernière case arrive, on se dit que cet impressionnant travail n'est pas achevé. Le récit de ces débuts n'est pas complet en lui-même comme l'était TDKR et n'a de sens qu'à l'aulne de toutes les oeuvres qui suivront. Les motivations de Batman sont expédiées de telle façon qu'on sent bien que Miller n'avait pas envie de revenir une nouvelle fois dessus. Mais si, il le fallait, plus que jamais avec un récit des origines. D'où sort cet homme surpuissant ? Où a-t-il passé ces 12 dernières années ? C'est cela AUSSI qu'il fallait raconter. Batman ne peut exister que par la transformation initiatique de Bruce Wayne lui-même. Raconter l'année 1 ne suffit tout simplement pas. A ce titre, j'ose dire que le "Batman Begins" de Nolan est un meilleur récit des origines que cet opus de Frank Miller. Le coeur palpitant de Wayne, cette furieuse terreur sublimée en quête de perfection et de paix, n'a jamais été mieux dévoilé que dans le premier opus de la trilogie cinématographique.

Il est donc possible de faire mieux que ce Year One. Mais soyons clair: il est peu probable que cela se fasse vraiment un jour. Cette oeuvre a un statut très spécial dans le monde des comics, celui d'intouchable. Plus aucun auteur n'est revenu sur les origines de l'homme chauve-souris depuis près de 30 ans. Car si l'on arrive à digérer la frustration de ne pas mieux comprendre la transformation du jeune Bruce en légende, la plupart des autres éléments nécessaires pour rendre Batman réel sont tout de même présents.

Tout un monde repose sur ce socle inébranlable.

Créée

le 21 août 2012

Modifiée

le 21 août 2012

Critique lue 3K fois

34 j'aime

25 commentaires

Amrit

Écrit par

Critique lue 3K fois

34
25

D'autres avis sur Batman : Année Un

Batman : Année Un
Amrit
8

Le socle sur lequel on bâtit des légendes

Après son "Batman-opéra" nommé "The Dark Knight Returns" (TDKR, pour les intimes), Frank Miller fut considéré comme un authentique génie, à raison. Le Chevalier Noir, en perte de vitesse depuis des...

le 21 août 2012

34 j'aime

25

Batman : Année Un
Gand-Alf
9

Au commencement furent les larmes d'un enfant.

Fort du succès de son "Dark Knight returns" et de son travail sur "Daredevil", Frank Miller se voit offrir par DC Comics l'opportunité de raconter les origines du chevalier noir. Avec l'aide des...

le 29 juil. 2012

16 j'aime

Batman : Année Un
spirifer
9

This is how Batman Begins

Comment Bruce Wayne est-il devenu Batman ? Frank Miller y apporte ses réponses dans un (petit) pavé que je n'ai pas pu lâcher. S'agissant de mon tout premier comic (je m'étais jusque là cantonné à la...

le 19 août 2013

13 j'aime

4

Du même critique

Lost : Les Disparus
Amrit
10

Elégie aux disparus

Lost est doublement une histoire de foi. Tout d'abord, il s'agit du sens même de la série: une pelletée de personnages aux caractères et aux buts très différents se retrouvent à affronter des...

le 9 août 2012

235 j'aime

78

Batman: The Dark Knight Returns
Amrit
9

Et tous comprirent qu'il était éternel...

1986. Encombré dans ses multivers incompréhensibles de l'Age de Bronze des comics, l'éditeur DC décide de relancer la chronologie de ses super-héros via un gigantesque reboot qui annonce l'ère...

le 3 juil. 2012

99 j'aime

20

The End of Evangelion
Amrit
8

Vanité des vanités...

Après la fin de la série, si intimiste et délicate, il nous fallait ça: un hurlement de pure folie. La symphonie s'est faite requiem, il est temps de dire adieu et de voir la pyramide d'Evangelion,...

le 21 juil. 2011

95 j'aime

5