Et si le Joker devenait quelqu'un de bien ? C'est sur la base de cette idée ô combien improbable que le scénariste et dessinateur Sean Murphy, spécialiste de l'exercice (Punk Rock Jesus), imagina l'intrigue de White Knight. Paru en 2018, cette mini-série s'intéresse de manière particulière à la némésis de Batman et par la même, sur leur éternel antagonisme. Un sujet maintes fois abordé auparavant par bon nombre d'auteurs plus ou moins connus, de Frank Miller (The Dark Knight Returns) à Scott Snyder (Endgame), en passant par Alan Moore (The Killing Joke), Ed Brubaker (L'Homme qui rit), Sam Kieth (Secrets) et Brian Azzarello (Joker) et que Murphy explore ici sous un angle quelque peu original.
L'intrigue de White Knight nous plonge in media res dans une situation étonnante et nous propose un rapport de force inversé entre les deux personnages emblématiques. Un homme à l'allure longiligne et élégante, encadré d'une horde de policiers, s'enfonce dans les tréfonds de l'asile d'Arkham dans l'intention de s'entretenir avec un de ses plus redoutables pensionnaires. Dans le cachot sordide où il pénètre se trouve le terrifiant Batman. Entravé par de lourdes chaines et l'allure peu commode, le justicier semble vouer une haine infinie à son visiteur, lequel se poste devant lui à la limite de ses chaines, efface un sourire de courtoisie et lui demande contre toute attente son aide...
On devine rapidement que ce visiteur exceptionnel est le Joker. Celui-ci a retrouvé un visage humain, très loin du psychopathe bariolé au sourire carnassier. Mais que s'est-il donc passé pour mener les deux hommes ici ? Comment se fait-il que l'homme chauve-souris ait été jeté en prison et que l'ancien clown soit en liberté ?
Prétendument guéri de sa folie, le Joker redevient ici l'homme bon qu'il avait été autrefois et tente de faire amende honorable en essayant de sauver sa ville du crime et de la corruption. Pour ce faire, il se présente aux élections municipales et base toute sa campagne sur le danger que représentent les vigilantes et la nécessité de les encadrer légalement de manière à ce qu'ils rendent des comptes au peuple qu'ils sont censés protéger. Pris en étau entre les deux partis, Jim Gordon doit bientôt se résigner à déceler dans le discours politique de l'ancien prince du crime, une volonté sincère de faire avancer les choses. Mais le Chevalier Noir lui, n'est pas dupe, il reste convaincu que malgré toutes ses belles paroles, le Joker ne peut changer...
Dans cette vision alternative du batverse, le Joker se nomme en réalité Jack Napier. Ce nom n'est pas nouveau, Napier étant aussi connu pour être le Joker de Burton et de la série d'animation de Bruce Timm (où il s'agissait déjà à l'origine d'un gangster peu recommandable).
Oublions donc le criminel anonyme, le Joker sans passé des oeuvres de Loeb, Azzarello et Nolan (même si à mon sens, les meilleurs versions du Joker sont celles qui ne lui donnent aucune origine). Ici, le fait de donner un nom et un passif au criminel permet à Sean Murphy de redéfinir sensiblement le personnage et d'en proposer une facette inattendue, plus touchante et humaine qu'à l'accoutumée. L'idée de bonifier le personnage n'est en soit pourtant pas inédite et renvoie entre autres à celle de John Marc De Matteis pour Batman : Going sane qui en 1989 imaginait déjà un Joker repenti et anonyme dans une Gotham endeuillée par la perte de Batman.
Sean Murphy en reprend certes l'idée principale mais propose aussi une vision totalement originale du batverse. L'antagonisme absurde qui lie le Batman au Joker trouve ici une origine différente, redéfini via le vieux rêve idéaliste d'un petit humoriste parti à la conquête de la sinistre Gotham pour la sauver de sa morosité. Un jeune homme à la tête emplie d'espoirs illusoires et qui, fasciné par l'aura du justicier de l'ombre, cherchera par dessus tout à s'en rapprocher. Rendu fou par la dureté de la vie à Gotham, Napier se transforme alors en Joker, un psychopathe fantasque dont l'ingéniosité perverse et la cruauté sans limites en font rapidement la némésis du Chevalier Noir. Dans sa folie criminelle, le psychopathe se verra bientôt affublé d'une sidekick aussi dérangée qu'amoureuse, bien connue sous le nom d'Harley Quinn. Les deux Bonnie and Clyde rigolards en viendront très vite à mettre Gotham à feu et à sang jusqu'à cette ultime confrontation où, ivre de colère, Batman menacera de céder à ses pulsions meurtrières.
De même qu'un Batman Terre-Un, l'intérêt de ce comic repose sur une réinvention assez subtile du batverse, de sa mythologie fondamentale à son background revisité. Bien sûr le New 52 est passé par là mais White Knight ne s'inscrit pas dans la continuité définie par Snyder. Dans cet elseworld, le Joker n'est jamais tombé dans une cuve d'acide, Barbara Gordon n'a jamais été blessée par le clown, la première Harley Quinn devient une criminelle repentie affublée d'un doppelgänger pervers (la Harley Quinn de Suicide Squad), Victor Fries cherche à payer sa dette envers les Wayne, et le sort de Jason Todd lui, n'a jamais été certain.
Prisonnier de l'image inquiétante qu'il véhicule, Batman reste un personnage en retrait à la santé mentale vacillante, tout autant remise en question par ses alliés que par le lecteur lui-même. On s'attache ici bien plus à l'ambigu Jack Napier dont on doute longtemps de la sincérité avant d'en découvrir toute l'ambivalence tragique et le machiavélisme simpliste, digne d'un Jekyll et Hyde. A l'arrière-plan se dessineront les quelques silhouettes de vilains bien connus que Murphy ne convoquera que succinctement, à la manière d'un Scott Snyder ou d'un Jeph Loeb en mode fan-service, pour alimenter son récit et délier les fils d'une intrigue inventive dont on voit néanmoins venir de loin l'épilogue. Très inventif, l'auteur parsèmera son intrigue de multiples références aux films, séries et comics antérieurs jusqu'à s'amuser à reproduire l'intégralité des batmobiles existantes (de celle de la série des années 60 au "tank" des films de Nolan en passant par la batmobile burtonienne) pour une scène de course-poursuite étonnante.
Artiste accompli, Sean Murphy se charge ici tout autant du scénario que des dessins, composant des planches d'une beauté sidérante, relevée par un panel de couleurs ocres (que l'on doit à Matt Hollingsworth) qui définissent l'identité graphique très "rétro" de son oeuvre. On retrouve ici le trait si caractéristique de l'artiste, ses planches renvoyant pour beaucoup à son travail sur Tokyo Ghost. Sous son coup de crayon aérien, Gotham redevient la sinistre métropole intemporelle de Bruce Timm, prisonnière d'une époque indéfinissable et de cieux ensanglantés, peuplée de citoyens inquiétants et de monstres improbables. La représentation de ses protagonistes hésite entre le réalisme de traits anguleux et hachés et un aspect légèrement cartoonesque (voir comment il dessine les visages), une dichotomie inhérente au style si reconnaissable de l'artiste depuis ses débuts chez Dark Horse.
Déjà fort d'une oeuvre prolifique et en partie solitaire, Murphy signe ici probablement son chef d'oeuvre et offre aux lecteurs un des meilleurs comics Batman de la décennie. De quoi attendre avec impatience la suite de ce Chevalier blanc, Curse of the White Knight, que Murphy promet d'ores-et-déjà encore plus étonnante.