Le Joker, un gentil ? Complètement rocambolesque ! Et pourtant, c'est le point de départ de cette série imaginée par Sean Murphy, et qui fera date dans l'histoire de Batman. C'est monumental, et à tel point que je ne comprends même pas qu'on ne nous ait pas déjà annoncé une adaptation au cinéma...
On présente trop facilement ce comics comme un renversement des rôles entre Batman et le Joker, mais c'est faux. Batman ne devient pas le bad guy de l'histoire, et le Joker n'en devient pas le grand gentil, c'est beaucoup plus subtil que ça.
Non, le personnage que l'on découvre réellement et sur qui toute l'histoire est centrée n'est pas en réalité le Joker, mais bien Jack Napier, c'est-à-dire sa version humaine, tout autant qu'on découvre une nouvelle facette de Harleen Quinzel, que Murphy propulse au rang des personnages les mieux écrits et les plus attachants de tout l'univers DC.
De fait, ce qui frappe instantanément, c'est le soin extrême apporté à l'écriture des personnages. Je n'avais plus ressenti une telle intelligence d'écriture depuis la claque Watchmen ! Ici, les dialogues, que je craignais un peu trop démonstratifs au début, se révèlent d'une intelligence prodigieuse, introduisant des dilemmes insoupçonnés chez chacun des personnages, et étoffant leur relation avec une subtilité étonnante.
La dualité schizophrénique entre Jack Napier et le Joker est bien sûr au centre de l'intrigue. Traitée de manière certes classique, l'éclairage nouveau qu'elle apporte sur la personnalité de Napier n'en est pas moins profondément original, et permet finalement d'aborder le personnage de manière totalement inattendue. La fascination qu'il exerce soudain sur Nightwing, Jim Gordon, Duke Thomas et à leur suite le lecteur, est merveilleusement retranscrite. Contrairement à ce qu'on aurait pu craindre, le revirement de Napier, passant du statut d'ennemi public n°1 à celui de sauveur de Gotham City n'a rien d'artificiel. Sean Murphy développe à partir de ce point de départ une réflexion extrêmement bien menée sur le repentir dont une personne est capable, le pardon que la société et les institutions sont capables de lui accorder ou non, la complexité de l'âme humaine et de la justice, etc... On retrouve toute l'intelligence dont Christopher Nolan a imprégné durablement l'univers Batman dans ses célèbres adaptations.
Véritable plongée au fond de la psyché humaine, Batman - White Knight nous propose ainsi, au-delà du seul Napier qui accapare certes une bonne partie de notre attention, toute une galerie de personnages torturés, nous exposant merveilleusement les doutes et les interrogations de chacun. Le parcours de Bruce Wayne est évidemment particulièrement soigné lui aussi, et ses hésitations nous agitent les méninges plus qu'on ne voudrait l'avouer, que ce soit lorsqu'il se demande si on doit imposer des limites à Batman ou non, ou lorsqu'il découvre que le passé de sa famille est peut-être moins glorieux qu'il ne le croyait.
Enfin, Harleen Quinzel connaît la même évolution que le Joker, et le fait d'avoir scindé en deux personnes distinctes le personnage de Harley Quinn est une vraie réussite, tant Quinzel gagne ainsi une humanité incroyable.
Comme dans toute bonne histoire de super-héros, ce qui est particulièrement bien pensé, dans ce Batman - White Knight, c'est la manière de montrer des personnages qui ont brouillé les limites entre le Bien et le Mal, si tant est que ces notions existent en-dehors de nous. Sean Murphy déploie ainsi toute l'étendue de ses capacités réflexives dans des scènes toutes plus cultes les unes que les autres, multipliant les dialogues d'une ambiguïté profondément marquante.
Rares sont les comics qui réussissent à ce point à maîtriser les arcs narratifs d'un tel nombre de personnages ! Sean Murphy s'en tire haut la main et même si la plupart des méchants ne se verront pas très développés, l'auteur sait valoriser chacun des personnages essentiels à l'intrigue, tout en multipliant les clins d'oeils et les emprunts à l'univers DC.
Narrativement, donc, Batman - White Knight est tout autant une merveille que sur le plan philosophique. On se prend rapidement à la narration, parfaitement dosée, et l'on suit avec le même intérêt les échanges verbaux parfois denses et musclés et les séquences d'action, dantesques à souhait.
Le trait de Sean Murphy n'a rien à envier aux plus grands noms du comics, des grands noms aux côtés desquels Murphy semble tout prêt à ajouter le sien. Graphiquement, Batman - White Knight est à la hauteur de l'événement qu'il entend créer dans l'univers DC. Son dessin est sombre et glauque à souhait, comme on s'y attend lorsqu'on plonge dans le Gotham réaliste aux antipodes des films de Burton. Les traits des personnages sont excellents et correspondent parfaitement aux différents caractères, revêtant une personnalité forte, de la brutalité rentrée d'un Batman à la délicatesse infinie d'une Harleen Quinzel en passant par cette noblesse machiavélique qui caractérise tant Jack Napier/le Joker.
Développant un univers sombre et fascinant à souhait, Batman - White Knight est donc une véritable perle graphique.
Ainsi, le comics de Sean Murphy fera date dans tout l'univers DC de par la puissance de ses choix narratifs et scénaristiques radicaux, ne ménageant pas des personnages qu'on apprécie et qu'on connaît, tout en les redécouvrant pourtant sous un jour tout-à-fait nouveau ici. Réussir à apporter une bonne dose de nouveauté sans jamais trahir le classicisme d'un des univers de bande dessinée les plus connus, tel était le défi de Sean Murphy en s'attaquant à un tel monument. Telle est la réussite magistrale de son oeuvre.