Beastars
7.6
Beastars

Manga de Paru Itagaki (2016)

Sans même avoir eu le temps de me faire un avis sur son aura – car j’ignorais jusqu’à sa réputation – Beastars me rentra en pleine gueule le temps d’un premier chapitre percutant. Les dessins bruts et angoissants, ce paneling inconventionnel ; pour une fois depuis trop longtemps, je pouvais enfin clamer sans ironie que je n’avais pas lu ça ailleurs. Je ne maudis jamais assez suffisamment le formatage étriqué, ce moule éditorial visant à usiner les Shônens bas de gamme en série, pour ne pas louer en contrepartie ce qui échappe à son carcan. Il n’y a pas lieu d’ergoter ; Beastars s’émancipe de beaucoup des standards et Shônen-moyen – très moyen – pour nous présenter une œuvre à part.


Je vous parle de ça comme si je vous relatais un haut-fait glorieux et digne d’être célébré… mais savoir proposer un contenu qui déphase, ce devrait pourtant être la norme. La norme, cependant, elle est aujourd’hui définie par une masse pataude de lecteurs pour qui un hamburger ranci se déguste au même titre qu’un caviar premier choix. Alors si le palais de ces gens-là se contente du meilleur comme du pire, et que le pire est plus aisé à concevoir que le meilleur… on leur sert aujourd’hui le pire jusqu’à leur faire oublier le meilleur. Oui, je l’admets, il y a du Simon Monceau dans cette phrase ; ce qui n’ôte rien à sa pertinence.


Les esquisses sont plaisantes ; on peut parler raisonnablement d’art sans craindre d’avoir des aphtes. Le trait est authentique, brutal, versatile même, il impressionne et suggère en nous des sentiments parfois contraires, ne se contentant pas seulement d’être une tapisserie venue recouvrir un quelconque vide scénaristique. Les personnages anthropomorphiques qu’on contemple sont un délice pour les yeux. Trop longtemps, j’avais rechigné à ouvrir la première page de l’œuvre du seul fait que sa couverture m’indisposait. Une fois de plus, je jugeais avant de savoir, une mauvaise manie qui, chez moi, occasionne parfois quelques bonnes surprises.


Très vite, on retrouve une maturité dans l’atmosphère que je n’ai jamais cru lire ou même esquisser ne serait-ce que de loin dans le moindre Shônen. L’œuvre-ci, on le comprend en trois pages de temps, est destinée au moins aux adolescents. Oui, c’est très adulte dans les tons Beastars, chaque ligne de dialogue tend à le confirmer. Les protagonistes ont beau avoir une tête d’animal sur un corps humain, nous ne lisons clairement pas les aventures des Amis du bois de Quat’sous.


Beastars s’entame comme une œuvre perdue entre un drame planant et un polar pesant. L’ambiance est lourde. Pas lourde d’un poids encombrant, mais d’un poids accablant ; celui des sentiments que véhicule l’ouvrage. Tous ces personnages ont beau avoir les têtes qu’ils ont… rarement un manga ne m’aura paru aussi réaliste dans ce qu’il rapporte. Il y a, dans ce trait, une acuité dans l’écriture et une puissance dans le propos qui visent le lecteur en plein cœur.


Le cœur de l’œuvre bat au rythme imposé par cette société humanoïdes où herbivores et carnivores, contraints de vivre ensemble, vivent en commun malgré une ségrégation induite par quelques nécessités de survie. Les moins imaginatifs applaudiront sans doute ce qu’ils percevront comme une énième analogie de la discrimination raciale, mais pas moi. J’applaudis d’autant plus volontiers l’auteur que celle-ci ne se sera jamais permis de parallèles gratuits ou tapageurs avec ce qui se rapporte au racisme ou que sais-je encore. Beastars n’est pas un miroir, un pamphlet ou une métaphore ; c’est une œuvre à part qui nous raconte ce qu’elle a à raconter sans prétention à un second degré de lecture. Il ne faut pas voir de symboles ; il faut voir ce qui est. Et ce que j’observe alors n’est nul autre qu’une histoire imprégnée dans un univers foutrement bien conçu depuis la plume de son auteur. Une auteur dont on découvrira sur le tard – après qu’elle se soit fait un nom – qu’elle était la fille de Keisuke Itagaki, auteur de Baki The Grappler.


Les personnages dont on chronique la vie théâtrale ici ne sont pas brossés que du bout d’un pinceau, mais aussi depuis la pointe d’un stylo. Remarquablement développés et authentiques là encore, ils ont plus de corps et d’âme que ces personnages de Seinen qui s’essayent si souvent à la profondeur pour finalement flotter comme des cadavres à la surface des choses. Les tourments de Legosi, prédateur contrarié, forcé de ravaler ses instincts, est vraiment un spectacle digne d’être lu chapitre après chapitre. Enfin quelque chose de nouveau à se mettre sous la dent – si je puis dire – ; enfin quelque chose de consistant dans le paysage Shônen récent.


Tout se joue sur la scène de théâtre. Pas seulement la pièce, toute une vie en commun ; un microcosme improbable et charmant qui évolue dans un quasi-huis clos. La représentation d’Adler avec Bill aura été l’un des scènes les plus remuantes que j’aie pu lire dans ce que le paysage Shônen a à offrir ces temps-ci.


En plus de toutes ses qualités – nombreuses et émérites – Beastars trouve le moyen d’incorporer une romance qui n’a rien d’insupportable dans son récit. Pourtant, Dieu sait, et mes lecteurs plus encore, qu’un acide bien corrosif écume depuis mes lèvres quand, par négligence, je me penche au-dessus d’un Shôjo écrit sans idée et sans talent. Les esprits les plus étriqués pensaient peut-être que j’étais hermétique aux choses de la romance, mais il n’en est rien. Ce à quoi je suis allergique, c’est une écriture de merde. Et de ça, Beastars en est heureusement dépourvu pour ne nous gratifier que du meilleur. Une histoire d’amour qui s’écrit sans feutre à paillettes ; c’est de ça dont on besoin lecteurs et lectrices en recherche d’une histoire romantique valable.


J’ai pourtant le venin qui me vient facilement au bout des crocs quand une histoire d’amour – qui plus est établie en un double triangle amoureux – vient se profiler à portée de mâchoire. Mais de cette mâchoire, je ne m’en suis pas servi pour mordre mais pour savourer. Ça n’est jamais cucul, les excès de drame n’ont ici aucune emprise ni même un soupçon d’existence. Ce qui qui advient sur le plan romantique s’orchestre au naturel, sans forcer la mièvrerie. Et puis, le contexte carnivore-herbivore bouscule la donne pour nous offrir un nouveau panorama de celui auquel nous avons été trop habitués.


Mais Beastars, ça n’est évidemment pas qu’une histoire romantique. Cette trame, en effet, n’est qu’une des cordes tendues sur la harpe scénaristique qui, quand on les pince une après l’autre, entament une somptueuse mélodie aux accents dramatiques. Car il y a du drame dans Beastars, mais il y est diffus et n’impose jamais trop sa présence, sachant par ailleurs s’effacer pour des instants parfois plus réjouissants. Après tout, c’est le propre d’une œuvre qui gravite autour d’un club de théâtre que d’être dramatique. Et tout cela est toujours si bien dépeint du fait que le dessin sache toujours où viser quand la plume s’enfonce dans le papier.


Ce monde où la société est régie par des espèces anthropomorphiques donne lieu à quelques constructions d’univers subtiles et sympathiques. Il ne s’agit pas que d’Hommes avec des têtes d’animaux, mais bien des animaux avec leurs vrais attributs, transposés à une vie en société commune. Le chapitre de Legom sur les sandwichs aux œufs, pour ce qu’il avait de récréatif, avait plus d’enjeux narratifs à faire valoir que l’intégralité de l’histoire des derniers Shônens à m’avoir esquintés les yeux. Comme quoi, on sait écrire ou on ne sait pas. Les maisons d’éditions, malheureusement, publient dans les deux cas, et sans discrimination.

Il y aura de tout pour ce qui est des sentiments, même de l’horreur à l’approche du ghetto. La solitude de Legosi ne paraîtra que plus considérable alors que lui – et d’autres carnivores – luttent contre leurs instincts par empathie. Avec toute la dangerosité que suppose cette frustration accumulée de ne pas céder à ses désirs.


Avec une prestesse à laquelle on ne s’attendait pas, la narration déporte sa focale du club de théâtre pour mieux scruter le milieu clandestin du trafic d’herbivore dont nous avions eu un aperçu. Haru sera évidemment le sujet d’un festin, faisant s’agiter soudainement tous les protagonistes autour de cette seule problématique qui conditionnera le rythme du récit. Les arcs de demoiselle en détresse, je n’y suis jamais que très modérément réceptif. Mais là encore, il y a quelque chose dans le contexte, même dans la narration, qui rend le périple plaisant à la lecture.


Et puis il y a la violence. Le règne animal n’est pas ici dépeint comme majestueux et onirique, mais rapporté pour ce qu’il génère au naturel : du carnage. Les séquences de violences – de plus en plus nombreuses à mesure que se déroule le récit – sont admirablement dessinées, brutales à souhait et loin de toute gratuité. C’est quand le sang coule qu’on comprend mieux pourquoi l’œuvre ne pourra jamais être acceptée comme un Shôjo. Et c’est tant mieux d’ailleurs.


Oui, vous avez bien lu ; il faut attendre, dans le milieu du Shônen, qu’une femme parcoure son crayon sur une feuille, pour enfin avoir un contenu valable. La griffe du stylo y est ici féroce et impitoyable, ne gâchant jamais une goutte d’encre en vain pour restituer l’absolue violence – fut elle physique ou symbolique – d’un quelconque instant. Nous sommes loin de la barbarie grotesque et juvénile de ces nouveaux auteurs embourbés dans une fausse violence frénétique aussi excessive qu’elle est insignifiante.


Il aura fallu attendre que le quart de l’œuvre soit entamé avant de s’atteler à résoudre le meurtre de Tem advenu dès le premier chapitre. Le récit, alors, fait sa mue pour devenir presque un manga d’enquête à part entière. L’introduction de Pina, durant ce même temps, aura cependant été une de trop.


L’arc de l’entraînement qui découle de cette trame s’avère en plus assez rafraîchissant. Car même en mettant les pieds dans ce qui tient aux codes les plus étriqués du Nekketsu, l’auteur trouve ici le moyen de se distinguer favorablement afin de mieux faire honneur à la singularité de son œuvre. Pour ce qu’il a d’atypique, mais aussi pour ce qu’il a de classique, Beastars ne manque jamais le coche. Un mangaka qui a une idée, c’est déjà une espèce en voie de disparition, mais une qui a en plus de la suite dans les idées, c’est inespéré.

L’histoire de Riz, en plus de mieux approfondir l’univers de Beastars pour ce qui est de ses tenants, aura aussi eu le mérite de laver l’absence d’enquête véritable ayant mené à une résolution. Une enquête qui, si elle était facile dans son déroulé, ne concluait pas l’affaire pour autant. C’est encore ça le plus intéressant dans cette intrigue ; le fait de devoir vivre au quotidien en compagnie de l’assassin quand Legosi et Riz savent l’un et l’autre à quoi s’en tenir. D’autant que Liz est vraiment un antagoniste oppressant à chacune de ses apparences, mais justement contrebalancé par le fait qu’il ne soit pas foncièrement malveillant, ce qui le rend plus terrifiant encore. Ce sont aussi les yeux mignons et inexpressifs qui veulent ça, et c’est foutrement efficace.

En sortant des sentiers battus, mais jamais de trop, Paru Inagaki surprend sans trop dépayser en gardant le contrôle de son récit et de ses enjeux de la seule pointe de son crayon. Ce qu’elle écrit trouve souvent le moyen d’être intéressant sans pour autant chercher à trop en faire. À ça, j’y suis réceptif.


Je pensais que je haïssais les histoires de scolarité adolescente, mais je me rends compte que c’est finalement leur déplorable écriture que je vomissais sans cesse à chaque fois que j’y fus confronté. Il faut dire que l’inclusion des variables herbivore et carnivore a beaucoup joué pour mieux densifier l’intrigue et la rendre encore plus savoureuse. Peut-être est-ce à ça que je fus attaché en priorité – comme la majorité des lecteurs je pense – mais la narration n’est certainement pas en reste dans l’équation.


Après une période de flottement, l’intrigue de Yafya et de Melon relance l’histoire qui, pendant un temps, traînait des pieds sans trop savoir où s’engager. Yafya est une addition dans l’intrigue qui, si elle est pertinente eu égard au titre du manga, n’agit finalement que comme un doublon de Gohin. Je n’aime décidément pas ces personnages « cool » introduits sur le tard d’où il émane une odeur artificielle bien peu engageante.


Eh puis… je dois bien admettre qu’à force de crouler sous les litanies du mélange des espèces… j’ai fini par le voir le petit couplet sur le métissage salvateur. Peut-être que l’auteur jurera qu’il n’en est rien, qu’elle n’a jamais eu l’intention d’écrire en ce sens… mais on ne peut simplement pas s’empêcher de lire un sous propos dont les caractères sont sans cesse écrits plus gros de chapitre en chapitre. Il sera même question de suprémacisme « sang-pur » en toile de fond, avec le petit fond anti-raciste que cela suppose. Quand on a un biais politique aussi prononcé que le mien, ce genre de discours fait l’effet d’un seau d’eau bénite sur la tête d’un vampire. D’autres, moins vigilants et alertes que je ne le suis, n’y verront cependant aucune propagande insidieuse et apprécieront l’écriture du récit dans chacun de ses aspects.


Clairement, la deuxième moitié du récit, bien que plaisante à certains égards et certainement lisible, n’est pas à la hauteur de la première moitié. Ce qui suit la découverte et la capture du coupable du meurtre de Tem avance à tâtons en se cherchant une direction dans un nouvel environnement. Le gros de ce qu’elle avait à écrire, Paru Ikigami l’a exprimé durant la première partie de son œuvre ; la suite balbutie et bégaye tout en restant cependant audible.


Et la fin est trop pétrie de bons sentiments pour appartenir au même récit que l’on a lu jusqu’à lors. Les protagonistes ont changé les mentalités par la seule force de leur volonté ? Non, vraiment, je ne me souvenais pas qu’il y ait eu à un quelconque moment une telle dose de naïveté mielleuse quand je lisais Beastars. L’œuvre, en toute honnêteté, a légèrement trop excédé sa durée de vie au point où son auteur ne savait plus vraiment trop quoi raconter… alors il aura fallu boucher les trous avec ce qu’il fallait de verbiage abscons pour édulcorer une histoire dont l’intérêt initial était justement la brutalité de son ton et la minutie de sa narration.


Nonobstant une certaine baisse de qualité faute de ne plus savoir quoi dire, Beastars reste indubitablement un Shônen qui, s’il ne faut pas nécessairement le lire jusqu’à son terme modérément décevant, mérite et se doit même d’être découvert du plus grand nombre. Et de grâce, fuyez l’adaptation animée, car comme pour Dorohedoro ou Berserk, une animation – qui plus en 3D – ne fera jamais justice au dessin. Pas à un dessin aussi travaillé en tout cas.

Josselin-B
6
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le 24 juil. 2024

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Josselin Bigaut

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