La ville de tous les fantasmes
Critique du tome 1 (sur 2) Urban Comics.
Vous trouvez la prose d'Alan Moore trop pédante ? Vous faites partie de ceux qui se sont fait chier comme des rats morts (pourtant incapables de chier, j'ai vérifié) en lisant Watchmen ? Vous en avez assez que l'auteur à la barbe druidique vous parle du sens de la vie en disposant trois symboles mystiques par page ? Top Ten est fait pour vous.
Si par contre vous êtes un fan pur et dur, du genre à classer V pour Vendetta entre la Bible et les Dits du Bouddha et que vous êtes fascinés par l'érudition orgiaque d'Alan "Dieu" Moore... Top Ten est aussi fait pour vous.
En fait, cette oeuvre conviendra à n'importe quel lecteur qui a un tant soit peu roulé sa bosse dans des univers SF/fantastique et qui sait apprécier la culture populaire à sa juste valeur. Ho, et de préférence, qui soit capable de comprendre le second degré...
Pourtant, le topo de base n'avait rien de très alléchant, lorsque je me suis renseigné sur cette nouvelle édition d'Urban Comics. Une ville peuplée uniquement de super-héros et un récit qui se concentre sur une équipe de super-policiers opérant dans ladite ville, d'une manière qui n'est pas sans rappeler les feuilletons policiers qui inondent nos programmes télévisés... Mouais. Franchement, j'avais déjà lu des synopsis plus emballants, surtout que j'étais assez énervé en apprenant la volonté manifeste d'Alan Moore de ne plus scénariser que des comics anti-Watchmen ! Selon lui, son chef-d'oeuvre avait bien trop favorisé l'émergence d'histoires sérieuses et violentes dans le monde de la bande-dessinée anglophone et il était grand temps d'y remédier en remettant en avant la fibre pulp de pur divertissement qui avait vu naitre Superman et Co. Je n'étais franchement pas de cet avis et, oserais-je le dire ?, je comprenais dans cette déclaration qu'il fallait revenir au temps où les comics étaient simplistes et destinés aux enfants (ou aux adultes décérébrés, grosso modo).
Oui mais non: penser cela, c'était ignorer que Moore prend autant au sérieux le divertissement que la réflexion métaphysique. Et Top Ten dépassa donc toutes mes espérances.
Tout d'abord, Neopolis, la ville du comic qui nous occupe, n'est pas seulement peuplée de super-héros. Non, ses méandres dissimulent également toute une faune de mutants, d'extra-terrestres, de robots et de dieux, faisant de Neopolis une espèce de Babylone de l'imaginaire d'hier, d'aujourd'hui et de demain, quelque part entre l'Ambregris de "La cité des Saints et des Fous" de Jeff VanderMeer et l'ambiance cosmopolite des métropoles cyberpunk de William Gibson. Le récit, tout comme le dessin, est foisonnant, les intrigues se croisent et se recroisent dans un rythme impétueux, charriant au moins une idée/trouvaille par page. Chaque personnage (et ils sont nombreux), chaque détail du décor nous apparait comme une déformation délirante d'éléments du monde réel, sanctifiés par un pouvoir imaginatif sans borne et une vision mythologique globalisante. C'est passionnant tout en traitant de l'anodin (un anodin sous acide) et c'est beau, oui, pour une fois avec Moore, c'est visuellement épique ! Sous les doigts du dessinateur Gene Ha, Neopolis apparait grandiose, grotesque, déstabilisante et aussi insaisissable que les rêves agités d'un poète maudit. Et pourtant... malgré la dérision de la chose, l'humour et l'absurde toujours sous-jacents, l'univers dépeint se révèle d'une authenticité et d'une crédibilité surprenantes. Au final, en lisant Top Ten, j'ai beaucoup ri ( certaines répliques sont juste des bijoux d'humour) mais j'ai ressenti bien d'autres émotions aussi, signe évident d'une oeuvre complète.
Je suis impatient de lire le second tome et les deux spin-off, et de m'aventurer ainsi à nouveau dans cette ville-univers avec des personnages presque instantanément attachants car explorés dans toute leur singularité et leur complexité (sauf, bizarrement, le personnage féminin "principal" assez creux et qui ne semble être là que pour justifier la découverte de Neopolis).
Amateurs de divertissements de haute gamme, n'hésitez plus: vous trouverez difficilement plus dépaysant et créatif que Top 10 dans l'enceinte du neuvième art.
Critique du tome 2 (Urban Comics): http://www.senscritique.com/bd/la-rue-nous-appartient-top-10%2C-tome-2/7961332413932576/critique/lepsychopathe/