Black Jack
7.9
Black Jack

Manga de Osamu Tezuka (1973)

Les amateurs de mangas comptant parmi les plus scrupuleux seront réticents à me voir approcher le clavier de Black Jack. C'est un monument après tout ; une des œuvres phare du père du manga, si ce n'est même son manga le plus iconique avec Tetsuwan Atomu. Aussi, n'étant pas très soigneux quand il est question de dispenser le verbe et d'accoler les qualificatifs à une œuvre en particulier, on serait en droit de me condamner avant même d'avoir lu ma critique.

Je me suis pourtant déjà extasié sans retenue devant une création du maître - parce que c'en est un - mais j'ai aussi trouvé matière à m'en défier. On jurera que je ne l'ai pas apprécié à sa juste valeur cet auteur là... mais avec sept-cents œuvres à son actif, il est permis d'envisager que tout son palmarès ne soit pas nécessairement immaculé du sceau de la qualité incontestable.


Black Jack a marqué son époque et, l'époque, plus encore que le fond de l'œuvre, aura justifié que celle-ci soit révérée encore jusqu'à ce jour. Elle était pionnière, et même rudement bien imaginée, mais serait-elle sortie dix ans plus tard qu'on ne lui aurait accordé qu'un regard distrait. Et de loin seulement.

Black Jack émerge en effet dans un bain de culture où bouillonnait à l'époque une créativité débordante. Un Devilman par-ci, un Ashita no Joe par-là et, des années auparavant, une École Emportée qui elle n'aura pas été aussi postérisée que cette pièce-maîtresse d'Osamu Tezuka. On ne compare pas des pommes et des oranges et, on ne juge pas nécessairement une composition à ce qu'il se faisait durant une période donnée... mais au milieu du débordement créatif de l'époque, Black Jack, sans démériter, fait cependant bien pâle figure face aux monuments sacrés précedemment cités. Et pourtant, c'est son nom à lui qui traverse plus volontiers les âges et les frontières ; celui auquel les mangakas qui se sont succédés ne manquent pas de rendre hommage. Hitoshi Iwaaki aura certes fait honneur à Go Nagai avec son Parasite, mais il aura été jusqu'à emprunter le nom même de Black Jack pour lui dessiner une suite. Cette révérence, je la comprends dans son principe, mais pas dans l'intensité avec laquelle elle s'exprime. Aussi, je reviens sur l'œuvre. Elle est de toute manière incontournable, je ne pouvais l'épargner.


Il y a une patte dans le dessin, celle de son auteur, mais, par-dessus cette griffe, on retrouve la main d'un certain Walt Disney. C'est un secret de polichinelle que de dire d'Osamu Tezuka qu'il doit beaucoup à Disney pour l'élaboration de ses mangas. Ce n'est d'ailleurs pas un secret du tout alors que Tezuka lui-même le revendiquait. La Nouvelle Île au Trésor, qui en son temps avait marqué un bond fulgurant dans le milieu du manga, avait pioché allègrement dans le répertoire de Disney. Chose amusante, bien que lamentable, Naoki Urasawa, un descendant spirituel de Tezuka, assez en tout cas pour écrire et dessiner des aventures puisées dans l'œuvre phare de son maître, aura quant à lui craché à la gueule de Walt Disney. J'ai perçu, dans cet attentat éditorial puéril, une forme de frustration palpable. Celle d'un homme qui refusait de croire que son maître devait son ascendance artistique à un étranger.

Comme une réponse du berger à la bergère, Disney, quand son créateur n'était plus de se monde, se permit à son tour de «s'inspirer» du Roi Léo d'Osamu Tezuka pour élaborer un de ses films animés. Un prêté pour un rendu dira-t-on.


Black Jack n'est pas un médecin par hasard. Il l'est car Osamu Tezuka, avant de se dévoyer sur les rails branlants de l'édition manga - dont il fut le rédempteur - avait entamé des études de médecine qu'il mena diligement à terme. Pour fantasques que soient les cas cliniques abordés à chaque chapitre, ceux-ci sont néanmoins largement crédibilisés par une étudue approfondie de la médecine. Bien que l'on sache que la majeure partie des pathologies présentées soient imaginées, la manière dont elles sont présentées est si finement soignée qu'on voudrait y croire.


Le personnage de Black Jack en lui-même est-il tiré d'une inspiration de Herbert West ? Lui-même était né des lignes de Mary Shelley avant de prendre vie sous la plume de Lovecraft me dira-t-on. Il s’agit en tout cas de la première fois où un médecin à la moralité ambiguë se voit allouer le beau rôle, celui de rédempteur et occasionnel sauveur de la veuve et l’orphelin. Il n’empêche que l’intrigue et les aventures – au format épisodique celles-ci – baignent assez souvent dans l’occulte et les ténèbres sans jamais trop en faire. Le contenu est mature, parfois perturbant, mais trouve moyen d’être accessible aux plus jeunes. Aux plus jeunes que l’on ne cherche pas à protéger excessivement en tout cas.


Du fait des recherches médicales derrière les diagnostics, on est loin des frankensteineries d’usage. Les enjeux médicaux sont ici très bien pensés avec une foultitude de cas originaux et surnaturels sans être fantasques dont l’issue est toute aussi inattendue que le cas présenté. Qu’on ne s’y trompe pas ; que les pathologies présentées dans Blackjack soient des cas surnaturels n’ôte paradoxalement rien à leur réalisme. La critique mentionnait précédemment les inspirations de Black Jack qui se sera aussi inspiré de nombreuses légendes japonaises, mais il ne fait pas un pli que cette même œuvre elle-même a un jour été le livre de chevet de Junji Ito.


Les similitudes entre Black Jack et le répertoire de Junji Ito ? L’horreur graphique, l’ambiance d’inquiétude lancinante qui ne vire jamais au tapageur, la pagination et la manière de mettre en scène les personnages entre autres abominations médicales – qui confinent souvent à l’horreur douce – sans compter le format épisodique ; tout cela, en trois chapitres à peine, m’aura rappelé le maître de l’horreur japonais. La suite de ma lecture aura amplement confirmé ce ressenti.


Aux grands maux les grands remèdes ; les méthodes curatives employées ont elles aussi le mérite de l’originalité et de la radicalité. On parle tout de même d’un docteur qui a soigné un de ses patients en lui tirant dessus. Et c’est là sa moindre extrémité pour parvenir à ses fins. Ce qui ne rend ses ingéniosités cliniques que plus délectables.


Le format épisodique m’horripile habituellement car il a le défaut de ne pas approfondir des thématiques. Néanmoins, il se justifie parfaitement ici quand les idées fourmillent par centaines et qu’elles ne peuvent pas être articulées entre elles. J’aurais aimé une ligne directrice pour tracer le parcours d’une série, mais chaque cas présenté, aussi surnaturel ou pétri de SF puisse-t-il être, a quelque chose de convainquant. Il faut beaucoup de suite dans les idées et un récit savamment construit pour suggérer cela chez un lecteur, surtout un qui soit aussi casse c… exigeant que moi.


Il y a même de l’émotion général par la rudesse dans le récit. Pas question d’afféterie pour nous tirer les larmes. Tezuka a décidément le chic pour habiller son récit sans jamais ménager ses lecteurs. Shônen ou Seinen, il ne relâche jamais ses efforts pour titiller les sentiments de ceux qui le suivent.


On retrouvera cependant quelques poncifs ici et là. Sauver la Terre, ce genre de mièvreries écolo-démago. C’est très occasionnel et ça se pardonne. D'autant qu'en 1973 c’était encore novateur. Mais j’ai parfois roulé des yeux à m’en décoller la rétine.


Le format épisodique fait que les histoires sont pléthoriques, à raison de 14 par tome durant 17 volumes. De ce fait, immanquablement, on retrouve quelques redondances qui font que l’on se détourne parfois sans peine de certains scénarii quand ça n’est pas ceux tirés par les cheveux. Le côté lovecraftien modéré du premier volume disparaît bien tôt pour laisser place à des scripts que l’on aurait pu retrouver dans Dr. House.


Et ça n'est finalement que ça, Black Jack ; un recueil d'histoires courtes dont même la dernière d'entre elles fut un épisode pareil aux autres. Difficile de s’attacher à des personnages comme ceux-ci, surtout quand aucun personnage secondaire récurrent ne se présente régulièrement pour mieux garnir l’œuvre. Le contexte fait peau neuve à chaque nouveau chapitre. Black Jack plaît par son principe et ses idées, moins, voire pas du tout par son histoire. À mes yeux de barbare sacrilège, Black Jack n'est pas une des meilleures œuvres d'Osamu Tezuka, c'est une œuvre de Tezuka comme il y en a eu tant d'autres. Et rien qu'en disant cela, on se perd en louanges malgré soi. Des louanges cependant modérées par les carences objectives de l'œuvre présentement critiquée.


Josselin-B
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le 5 août 2022

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Josselin Bigaut

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