L'esthétique inspiré du film Junk Head était la bonne occasion de me replonger dans l'univers de Blame à travers son édition grand format. Et quel pied monumental ! L'impression de totalement redécouvrir ce manga qui m'avait pourtant profondément marqué il y a 20 ans, et à juste titre tant sa force demeure intacte encore aujourd'hui. Tsutomu Nihei est un auteur vraiment dingo dans le jusqu’au-boutisme de sa démarche artistique, se permettant d'explorer ses obsessions techno-architecturales jusqu'à la folie. Il ne semble jamais se soucier du lectorat grand public alors qu'il noircit ses pages avec de très longues séquences de déambulations silencieuses de son personnage principal au cœur de constructions anarchiques et au design très minutieux de câbles, plates-formes, couloirs, escaliers et gouffres, remontant inlassablement les infinités de niveaux et de mégastructures à la recherche de gènes d'accès à la netsphère, sorte d'Eden perdu pour l'humanité (enfin, ce qu'il en reste).
C'est vraiment cet environnement qui est l'âme de Blame et duquel je me suis le plus enivré, sans jamais me lasser ou être gagné par le sentiment de répétition. Si le dessin des humains est clairement en-deçà (encore qu'il s'améliore peu à peu), ce n'est pas le cas des organismes siliciés et des contre-mesures, autres réussites graphiques majeures du manga. Les premiers sont les dignes incarnations de ses influences cyber-gothiques tandis que les secondes, entités de défense du réseau capables de se télécharger dans le réel, parviennent à dégager une aura de cauchemar futuriste. Le détail apporté au dessin de certains de ces personnages sont d'un niveau totalement déraisonnable pour un manga dont l'exigence de rapidité de production est connue (le succès de Blame entraine d'ailleurs une simplification du style, plutôt bien gérée, au cours des tomes) et il en résulte une stimulation fantasmatique hyper satisfaisante.
Blame est également réputé pour son scénario cryptique dont la complexité apparente contraste avec une résolution universelle des problèmes à coups de flingue à gravitons. Pouvoir enquiller toute l'histoire d'une seule traite permet néanmoins de mieux cerner les enjeux et les protagonistes à l’œuvre, même si cela ne relève que de la toile de fond au véritable récit graphique. On y gagne tout de même une certaine poésie mythologico-informatique.
Le manga phare de Tsutomu Nihei reste donc bel et bien un chef d’œuvre indémodable de son genre, auquel le temps n'a rien retiré de sa puissance esthétique et thématique. A recommander sans réserve à tous les amateurs de ce type d'univers qui seraient pour leur plus grand malheur passé à côté.