Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2019/01/blame-deluxe-t.1-de-tsutomu-nihei.html
Glénat poursuit son entreprise de rééditions « Deluxe » et/ou « édition originale » portant sur les plus fameux titres de son catalogue – des choses comme Akira, Gunnm et tout récemment Gunnm Last Order, ou, et là je suis donc beaucoup moins fan, The Ghost in the Shell… Cette fois, c’est avec Blame!, manga culte de Nihei Tsutomu, que ça se passe – une BD que je n’avais jamais lue jusqu’alors, et dont je ne connaissais que de vagues échos (certes très laudatifs) ; de l’auteur, je n’avais lu que son Wolverine : Snikt!, et ce n’était pas exactement une lecture inoubliable, sans surprise. Blame!, en revanche, parue entre 1998 et 2003 au Japon, est une série culte qui a semble-t-il profondément marqué tous ses lecteurs… et, au sortir de ce premier tome « Deluxe » (il devrait y en avoir six en tout, et le deuxième sort dans une semaine), on comprend pourquoi.
…
Ou pas, car « comprendre » est un mot qui sonne faux dans cet univers délibérément cryptique – et tenter de « résumer l’histoire » de ce premier volume est au-dessus de mes forces. Nous ne savons pas où nous sommes, ni quand nous sommes (les chroniques consultées faisaient mention d’une déclaration liminaire « Peut-être sur Terre… Peut-être dans le futur… » dont je n’ai pas trouvé trace ici, a-t-elle été abandonnée ?). Une immense structure artificielle de béton, de métal et de plastique, des escaliers sans fin, des passerelles dont on ne voit pas le bout, des milliers de niveaux vers le haut comme vers le bas ou sur les côtés, et la conviction très vite ancrée que tout cela, quoi que ce soit, n’a absolument aucun sens.
Si l’on ose dire, puisqu’il s’agit d’un périple. Nous y suivons en effet un bonhomme du nom de Killee, mais nous ne savons rien de lui – ni d’où il vient, ni ce qu’il veut vraiment (il parle de « gènes d’accès réseau », et plus tard on nous parle vaguement d’une sorte de contamination génétique et d’un état antérieur qui suscite la convoitise – tiens, ça me rappelle le bien plus récent Kedamame) ; on ne sait pas davantage quelle est cette arme qu’il possède, un petit machin d’allure anodine mais d’un grand pouvoir de destruction ; on croise des gens, parfois, sans toujours bien savoir si ce sont bien des gens – oui, il y a des toutes petites communautés éparses ; et des affrontements, fréquents... Mais pas de scènes d’exposition de quelque ordre que ce soit.
De toute façon, Killee comme un certain nombre de ses rencontres occasionnelles sont plutôt du genre taciturnes, aussi ne nous apprendront-ils pas grand-chose : la BD est peu ou prou mutique, ou, plus exactement, l’essentiel du texte réside dans des onomatopées – mais les planches totalement silencieuses ne manquent pas ; et, côté dialogues, ou phylactères, c’est la disette : honnêtement, j’ai la flemme de faire l’expérience de compter, mais si, dans ce premier tome, il y a une page sur vingt comprenant des phylactères, ne serait-ce que pour un seul mot (en très gros caractères, à chaque fois, c'est dû au grand format je suppose), c’est bien le maximum. À cet égard, on pourrait supposer qu’il y a donc comme un point commun avec une lecture manga récente, L’Île errante de Tsuruta Kenji, ou en tout cas son deuxième tome – et pourtant non, car Blame! se montre plus extrême dans ce registre, et produit un effet tout autre : là où L’Île errante invitait à la promenade et à la contemplation, la série de Nihei Tsutomu, tout en déployant un même axe narratif du périple passablement philosophique, joue sur le malaise, l’angoisse, et plus qu’à son tour l’agression, dans tous les sens du terme – les créatures étranges qui s’en prennent à Killee, la BD qui s’en prend au lecteur.
Mais, oui, autre différence plus explicite encore, cela se traduit par des scènes de combat très fréquentes, et qui, disons-le, participent de l’hermétisme de la BD – on ne parle pas quand on se bat, d’une part, et, d’autre part, le dynamisme de ces séquences les rend parfois un peu difficiles à suivre… Chaque case prise indépendamment est parfaite, et très cinématographique, mais surtout au sens du cadrage – côté montage, l’enchaînement des cases, je suis moins convaincu, et s’il me fallait adresser un bémol à ce premier tome « Deluxe » de Blame!, ce serait celui-ci. Toutefois, cela ne vaut que pour les combats : la narration mutique dans les séquences moins frénétiques fonctionne quant à elle très bien.
Mais, oui : le malaise, l’agression. Ce sont deux sentiments qui ne m’ont pas quitté de la première à la dernière page – bien vite accompagnés d’un autre qui leur est en fait lié, qui les sublime d’une certaine manière : la fascination. Et tout cela dérive à la fois du dessin et de la manière de raconter, qui sont à certains égards la même chose dans le cas de Blame!.
Nihei Tsutomu, passionné d’architecture, crée un univers certes abstrait, indéfini, mais en même temps très matériel, et foncièrement intimidant de par sa folle démesure : l’univers de Blame! s’inscrit dans une mégastructure SF tenant du Big Dumb Object le plus invraisemblable, aux dimensions au moins d’une sphère de Dyson, si c’est seulement pertinent de parler de dimensions – quand on cherche à exprimer les distances, on parle de 5000 niveaux plus bas, ou 3000 niveaux plus haut, ce genre de choses… Et on n’espère pas voir le ciel un jour – le voyage, pris en cours (Killee sur une passerelle, dans la première planche), sans la moindre scène d’exposition, ne s’achèvera probablement jamais.
Et cette architecture, si elle est par nature propice au sense of wonder (mais on fait en même temps dans la rouille, la crasse, le post-quelque chose qui n’a pas tenu la moindre promesse ou en a perverti quelques-unes, transhumanistes surtout : c’est vers le cyberpunk que l’on lorgne, bien sûr, ou ce qu’il en demeure, après quelque cataclysme qui a tout chamboulé), cette architecture donc évoque avant toute chose un labyrinthe absurde, qui n’a pas de sortie, au point de se muer en cauchemar claustrophobe – que ce soit quand les murs se rapprochent, étouffant les personnages, ou quand l’horizon noie la structure, dans des passages ouverts qui jouent volontiers des effets d’échelle, et réduisent les personnages au rang de fourmis insignifiantes.
Le mot « cauchemar » n’est pas trop fort : si Blame! se catégorise avant tout comme une série de science-fiction, elle relève pourtant presque autant de l’horreur – et éventuellement assez extrême, notamment dans ces figures biomécaniques croisées çà et là, quelque part entre Clive Barker et des explosions « body horror » à la Itô Junji, en même temps que certaines créatures démesurées et incompréhensibles, machines laissées sans maîtres, pourraient évoquer, mettons, les shoggoths des Montagnes Hallucinées.
Mais le cauchemar est donc éventuellement et peut-être surtout d’un autre ordre : le plan distordu et incompréhensible de la structure fait que, graphiquement, on pense forcément à M.C. Escher, mais, en outre, à suivre Killee à travers quelques niveaux le long de ces 400 pages, j’ai ressenti exactement le même malaise, mais prolongé au-delà de toute mesure, que lors de ma première lecture du Procès de Kafka, et tout particulièrement de cette scène terrible où Joseph K. s’effondre dans les couloirs du greffe sous les combles – c’est un compliment, au passage. Établir un lien avec Kafka, de manière générale (mais peut-être surtout avec Le Château), est de toute façon très tentant – même avec toute cette baston.
Mais le dessin de Nihei Tsutomu assure donc l’essentiel de la narration, et se montre à la hauteur de la folie ambiante, de la démesure angoissante de la structure. Escher est de la partie, donc, mais aussi d’autres artistes : au Japon, au premier chef, il faut sans doute citer Ôtomo Katsuhiro, aussi bien Dômu – Rêves d’enfants qu’Akira, même si le caractère monolithique de la structure de Blame! implique sa persistance même au travers des combats sans cesse répétés, nous n’avons donc pas le même rapport avec la frénésie de destruction caractéristique d’Ôtomo. Peut-être aussi faudrait-il mentionner Gunnm de Kishiro Yukito, en restant dans les classiques de Glénat ? Mais le style de Nihei Tsutomu évoque aussi immanquablement d’autres modèles, à chercher plutôt en Europe : dans son interview dans le n° 7 d’Atom, l’auteur évoque de lui-même Mœbius, et c’est effectivement très sensible – mais la dimension biomécanique de certains décors et de nombre de « personnages » rencontrés et/ou affrontés renvoie immanquablement à Hans Ruedi Giger. Cela dit, chose remarquable, cette synthèse d’emprunts divers se mue en fait en un style très personnel : Nihei Tsutomu ne copie pas, il déploie son propre style, en intégrant de manière sereine ses influences. Quoi qu’il en soit, le résultat est de toute beauté – dans un registre oppressant et… assez fondamentalement déprimant, en fait.
Blame!, à en juger par ce seul premier tome, est une BD qui se mérite ; son caractère cryptique, poussé à l’extrême, pourrait très légitimement susciter une forme de blocage, voire de rejet – et, en ce qui me concerne, j’aurais apprécié moins de combats, et des combats davantage lisibles. Ceci étant, la lecture de ce premier tome équivaut à… une expérience, disons : si je n’étais pas bien certain, en cours de lecture, d’aimer ce que je lisais, j’avais par contre la conviction qu’il s’agissait de quelque chose de résolument autre, d’unique en son genre, d’ambitieux et de puissant. J’ai… oui, j’aimé le malaise ressenti en tournant les pages. Et, avec le bémol du combat, le dessin m’a bluffé, et a en définitive suffi à m’accrocher, et, plus encore, à m’investir dans cette lecture.
Je ne manquerai pas de lire sous peu le tome 2.