J'accorde très rarement , pour ne pas dire presque jamais, la note ultime de 10/10 refusant presque l'idée même que la perfection puisse être séduisante. il y-a un côté presque trop lisse, trop propre, trop appliqué, trop premier de la classe bien paradoxale pour moi qui n'aime rien de plus que les aspérités, les accidents, la noirceur, les maladresses et les monstres. Blast que j'avais lu dans sa forme épisodique et que je viens de redécouvrir sous sa forme intégrale de 800 pages parvient à me réconcilier avec ce paradoxe en proposant une parfaite, magnifique et abyssale plongée dans la noirceur et les tréfonds de l'âme humaine.
Blast nous raconte l'histoire de Polza Mancini un homme obèse et marginal visiblement accusé de meurtre(s) et qui se livre durant sa garde à vue sous le feux des questions des deux enquêteurs qui l'interroge. Alors Polza Mancini se raconte en expliquant que pour le comprendre il faut connaître toute l'histoire , mais Polza raconte t-il la vérité, son histoire ou des histoires ?
Blast est une œuvre qui ne souffre d'absolument aucuns défauts ni failles à commencer par son scénario qui combine un véritable thriller qui ne livrera sa vérité qu'après 800 pages d'une densité dramatique étouffante et une sorte de fable noire sur les errances d'un homme qui décide d'abandonner la société et ses convenances pour se mettre en marge à la (re)découverte de son animalité, ses pulsions, sa liberté, sa nature et sa folie destructrice. Au fil des cases et des pages se dessine le portrait d'un homme perdu entre sa folie, ses souffrances, ses blessures, ses complexes et un besoin étrange de vivre sans filet "la tête la première" comme pour accélérer la mort. Au fil des 800 pages Manu Larcenet, qui s'est ingurgité des heures et des heures de faits divers sordide avant de se lancer dans l'écriture de son œuvre, nous propose un terrible inventaire des pulsions autodestructrices et sordides de l'humanité. Blast est un ouvrage qui suinte la déprime, dont les pages semblent vous coller aux doigts tant elles transpirent de la crasse et de la noirceur qui les traversent quasiment à chaque instant. Blast nous parle de dépression, de mal-être, de folie, de suicide, de violence, de meurtres, de culpabilité, de viol, d'inceste, de trahison, de torture, de crasse, de scarification et de ses paradis artificiels tels que les drogues et l'alcool qui servent d'ultime tentative pour quitter un corps et un esprit devenu bien trop lourd et trop sombre. Outre les faits divers et des heures de Faites Entrer L'accusé, Manu Larcenet s'est plongé au plus profond de ses propres souffrance (bi polarité, automutilation, complexes) pour donner à son personnage de Polza toute sa densité dramatique et son ambiguïté. Polza est il vraiment un monstre ou juste un homme perdu qui a choisit d'abandonner toute son humanité pour retrouver la nature bestiale et primitive des hommes en abandonnant jusqu'à l'idée même de sociabilité, n'avons nous pas tous profondément en nous canalisées et maîtrisées des pulsions violentes, primitives et destructrices ? Le personnage de Polza , et par extension tout Blast est une suite de questionnements douloureux, un voyage chaotique sur le rebord étroit des abîmes, une descente aux enfers de la condition humaine. Mais au cœur même de chaos existentiel, Manu Larcenet distille encore une toute petite lueur d'espoir celle de la possibilité d'un amour
Blast est aussi une pure merveille graphique dont les dessins rendent merveilleusement palpable la profonde noirceur de cette histoire. Manu Larcenet n'a pas travaillé dans une logique de planches de BD avec des cases à remplir mais il a envisagé chaque dessin de manière presque autonome sur de grandes feuilles pour ensuite pouvoir les recadrer, les scanner et recomposer ses planches selon la dynamique qu'il voulait imprimer à chaque scène. Les dessins de Blast sont magnifiques , son univers sombre est magnifié par un noir et blanc profond, organique et vaporeux et Manu Larcenet parvient à magnifiquement saisir l'intention même de qu'il souhaite exprimer. La pluie ressemble à des griffures sur une plaque de métal, la pénombre et la noirceur baignent les visage, la tristesse et la solitude transpirent de décors froids et vides, les corps deviennent des silhouettes anonymes et les pulsions sexuelles des collages grotesques . Et puis il y-a les blasts, ses instants durant lesquels Polza perd sa triste et déprimante conscience du monde et de lui même pour se retrouver léger et libre dans une sorte de trip hallucinogène et libérateur. La couleur s'invite alors dans les cases et les planches de Blast et c'est d'autant plus magnifique que Manu Larcenet a eu l'idée géniale d'utiliser les dessins de ses enfants pour figurer le blast. Mais pas n'importe quel dessin car comme l'auteur et dessinateur le dit avec malice il a utilisé les dessins de ses enfants avant qu'ils sachent dessiner et qu'ils aient pleinement conscience de ce qu'ils représentent sur une feuille. Du coup les blasts ressemblent à des trips colorés, sublimes et abstraits mais qui renvoient vers l'enfance, l'innocence et l'absence même des consciences de nos tristes conditions d'humains. Sans même le relire je peux ouvrir une page au hasard de Blast et me contenter d'admirer la finesses et la puissance évocatrice des dessins de Manu Larcenet. Si l'auteur évoque souvent Jim Jarmush pour sa gestion du temps certaines planches et dessins nous plongeront aussi vers le David Lynch et Eraserhead à l'image de ce père mourant dont le nez ressemble à un grotesque bec d'oiseau ou vers le réalisme poétique de Vigo ou Carné. Je me suis d'ailleurs souvent demandé en lisant Blast ce que ce roman graphique pourrait donné si il était adapté au cinéma en live (mais est ce simplement possible ?) ; pour moi Gerard Depardieu me semble être le Polza le plus crédible et Gaspar Noé le réalisateur le plus Blast compatible.
Blast est bel et bien un authentique chef d'œuvre qui combine la pertinence du fond à la beauté magnétique de la forme pour 800 pages d'un voyage au bord du précipice dont il est difficile de ressortir tout à fait indemne tant l'univers Blast reste profondément ancré (encré) dans les esprit même bien longtemps après avoir refermé la dernière page ce livre de souffrance et de noirceur.